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Nos Lecteurs ont la Parole - Dr Nassif HITTI

Moyen-Orient : dynamiques actuelles et enjeux

Photo William Potter/Bigstock

Si l'Empire ottoman était considéré comme étant l'homme malade de l'Europe au XIXe siècle, le monde arabe aujourd'hui, au début de ce XXIe siècle, est devenu l'homme malade du monde. Permettez-moi de partager avec vous dix observations qui relèvent de ces nouvelles dynamiques et de ces enjeux.
1 - Nous vivons dans un ordre régional anarchique qui est le théâtre de trois guerres interdépendantes: une guerre froide arabo-iranienne, une guerre par procuration et une guerre civile régionale. Dans ce contexte, les règles qui d'habitude régissent les relations interétatiques ne sont plus respectées même dans la forme. La Turquie par exemple s'octroie le droit de participer à la libération de Mossoul évoquant des raisons historiques mais aussi celles de la défense des sunnites et des turkmènes. L'Iran, d'autre part, fait plus en se positionnant, dans le cadre de beaucoup de ses ingérences, comme étant le défenseur des chiites dans tel pays ou tel autre. Les deux superpuissances régionales épousent des idéologies supranationales qui leur confèrent une légitimité d'ingérence dans la poursuite de leurs stratégies d'influence.
2 - Cette guerre froide qui nourrit et se nourrit des deux autres est le fruit d'une confrontation directe saoudo-iranienne déclenchée par une nouvelle stratégie proactive de la part des Saoudiens. Ceux-ci visent non seulement à endiguer l'Iran mais à le repousser du Levant. L'Iran avait profité d'une absence presque totale de capacité de projection de la puissance arabe (le vide de puissance dans le monde arabe depuis le début du XXIe siècle ou ce que j'avais décrit il y a des années comme étant la «désarabisation» de l'ordre régional profitant aux deux grandes puissances millénaires dotées d'un appétit impérial, l'Iran et la Turquie.) L'année 2003, année de l'effondrement de l'Irak, est la date constituante de cette nouvelle configuration de puissance qui s'installait depuis dans la région.
3 - Les printemps arabes, ces «Facebook révolutions» portées au début par une jeunesse en quête de dignité, une jeunesse qui aspirait à un changement politique et socio-économique, ont vite basculé dans des «révolutions faithbook» avec la vague islamisante, toutes tendances confondues. Ils ont basculé dans des révolutions et des confrontations identitaires là où se trouve une diversité sectaire et ethnique. Cette vague de changement prometteur déclenchée en Tunisie, ces printemps qui ont basculé dans des hivers pour beaucoup sont devenus l'otage, dans la plupart des cas, des compétitions et des confrontations stratégiques. La Syrie en est la meilleure illustration mais bien sûr pas la seule. On constate ce dérapage partout et le tableau de ces changements devient de plus en plus complexe et compliqué. Nous observons des confrontations géostratégiques d'une part et des confrontations identitaires d'autre part, mais qui se renforcent tout le temps.
4 - Le réveil des identités sous-nationales: ces identités sectaires, ethniques, religieuses qui reviennent en force démontrent l'échec de la construction nationale où le régime était plus fort que l'État. Ces identités sont portées par des acteurs non étatiques toutes tendances confondues. Daëch, al-Qaeda et famille ainsi que les milices sectaires et ethniques qui font les guerres dans un espace transnational en sont la preuve.
5 - Une interdépendance accrue s'installe entre les différents conflits due aux confrontations régionales, on peut constater cette situation facilement en regardant de près la géopolitique, les conflits, de Bagdad à Beyrouth et de Sanaa à Syrte.
6 - On constate la prolifération des États défaillants et des États en voie de faillite. Une situation qui renforce le chaos régional et facilite les ingérences et les interventions au nom des solidarités identitaires de tous genres.
7 - Un conflit sectaire sunnito-chiite s'installe, ce que j'appelle le paradigme de Kerbala, alimenté par les guerres dont j'ai parlé plus haut et en même temps alimentant ces guerres.
8 - La question socio-économique à la base du déclenchement de ces printemps ou plutôt de ces bouleversements est sûrement marginalisée dans ces conflits par les questions identitaires et stratégiques. Souvenons-nous d'une chose: au début des années 2000, un des rapports du Pnud sur le développement humain dans le monde arabe mettait l'accent sur cette poussée démographique maîtrisée, mais dont les vagues d'avant arrivaient sur le marché de travail; c'était le choc des deux D: la démographie et le développement mal géré ou le sous-développement. Les régimes soi-disant socialistes ou interventionnistes où l'État jouait au moins un rôle minime de protection sociale n'ont gardé que le nom d'un interventionnisme pour se convertir à un néolibéralisme, économique à outrance sans être accompagné bien sûr d'un libéralisme politique. Ce néolibéralisme à outrance a conduit à ce que la nouvelle économie soit accaparée par la famille au pouvoir et ses proches dans ces républiques monarchiques (le terme est celui du sociologue égyptien Saaeddine Ibrahim). Un néolibéralisme qui a creusé les écarts dans la société et a contribué à une plus grande politique de marginalisation et d'exclusion faisant le lit de toutes les radicalités. Rappelons dans ce contexte que les Algériens ont un terme, les Haitistes, pour décrire cette situation du désespoir du chômage: ces jeunes qui se tiennent contre le mur et qui rêvent de voyager à travers la géographie. Mais quand ils s'échouent, ils voyagent à travers l'histoire.
9 - Le «game» c'est de changer l'acteur le plus important quant à son influence sur les enjeux et sur la reconfiguration des priorités régionales; et donc sur les alliances stables; c'est le facteur Daëch. Contrairement à el-Qaeda, il a pu profiter de ce chaos régional pour adopter une stratégie de territorialisation ou la création de l'État de la oumma, adoptant un discours d'exclusion et antisystème étatique. Daëch puise sa force déjà, entre autres, dans un environnement politique islamisé à des degrés différents depuis le retour du religieux politisé, et dans la marginalisation et l'exclusion subie par beaucoup des sunnites. Même si Daëch demain est chassé de Mossoul et de Raqqa, donc perdant sa base territoriale qui fait sa spécificité, il adoptera la stratégie d'el-Qaeda jouant entièrement la carte de l'internationalisation du terrorisme jihadiste.
10 - Un siècle après Sykes-Picot, trois scénarios sont possibles et le quatrième est souhaitable:
1 - la soudanisation ou la création d'États à partir d'une partition officielle ou la partition de jure. Donc la création d'un système post-Sykes-Picot, scénario très difficile à réaliser sans tomber dans un chaos total;
2 - la somalisation ou le modèle des États défaillants subissant des conflits presque permanents et subissant un processus d'effritement ;
3 - la libanisation. L'établissement d'un système basé sur la démocratie cosociatif, fruit d'un accord ou d'un consensus entre les communautés. C'est le pire de tous les systèmes à l'exception de tous les autres (comme le disait Churchill de la démocratie), c'est un système qui a souvent besoin d'être revisité et qui invite à tous genres d'ingérences et
d'interventions ;
4 - Le système fondé sur l'État civil ou «Addawla al-Madannyya», l'État de la citoyenneté, de tous ses citoyens, solution à long terme et surtout solution de sortie de crise. Un système difficile à établir dans l'état actuel du monde arabe mais non impossible dans l'absolu.

Dr Nassif HITTI

Si l'Empire ottoman était considéré comme étant l'homme malade de l'Europe au XIXe siècle, le monde arabe aujourd'hui, au début de ce XXIe siècle, est devenu l'homme malade du monde. Permettez-moi de partager avec vous dix observations qui relèvent de ces nouvelles dynamiques et de ces enjeux.1 - Nous vivons dans un ordre régional anarchique qui est le théâtre de trois guerres...

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