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Liban - La vie, mode d’emploi

42- Le salut par les ravages

De la passion. Est-il besoin de le préciser ? Que la vie soit comme un long fleuve tranquille est, pour beaucoup, l'image de sa malédiction. Il faudrait qu'elle ressemble aux chutes du Niagara ou aux mers tempétueuses avec récifs, requins et tourbillons, échappés de quelque film à émotions. On ne veut pas d'une existence qui nous laisse en paix, mais seulement de celle qui nous offre généreusement haches, mandibules et sacres du printemps. On commence par se scalper, puis on décortique son meilleur ami et, enfin, on se soumet au sacrifice suprême de soi-même qui est le tribut du printemps et jamais de la joie – ce mot vulgaire pour un sentiment plus vulgaire encore !
On recherche donc qui fera infailliblement, tout à la fois, notre malheur et notre apothéose. Ce sera Iseut pour Tristan, Juliette pour Roméo. Et, comme nous sommes au vingt et unième siècle et que nous habitons des appartements et des bureaux pareils aux tiroirs de boîtes sans grande surprise, celui-ci s'enflammera pour la voisine du quatrième tiroir aux cheveux rouges (d'où la foudre et l'incendie) et qui, avait-il appris avant de la croiser, a un mari particulièrement séduisant et jaloux ;
ou, sans beaucoup d'originalité, avec ses soixante ans bien sonnés et un peu trébuchants, ses diplômes sans effets rajeunissants, une famille aussi ennuyeuse que respectable, cet autre s'amourachera – tel est le langage du concierge qui ne perd pas un détail de ces feuilletons dont il a la primeur et qu'il raconte à son ami, le concierge de l'immeuble d'à côté, qui lui rend la pareille – de la jeunesse du second qui a déjà toute une cour autour de ses jupettes. Alors, la nuit, fusent des cris de tel ou tel tiroir et l'on peut voir, le matin, les yeux rougis de Madame la toujours respectable, mais légèrement moins ennuyeuse depuis qu'elle n'hésite plus à allonger un petit billet pour savoir si la jeunesse du second est sortie, la veille, avec le voyou à la moto rutilante. Alors, on peut remarquer comment la femme aux cheveux de renard roux s'est mise à porter un fichu d'église sans réussir à éteindre tout à fait les flammes d'enfer qui s'en échappent et comment il a pris soudain fantaisie à son mari de lui mettre, en public, le bras autour du cou comme pour la retenir, l'embrasser ou l'écharper. On ne dira rien de l'ami et collègue du mari qui accompagne le soir son ami et collègue à son tiroir du dixième et, entre une heure et deux heures de l'après-midi, la femme de son ami et collègue qui sort faire ses courses pour le dîner. On ne dira rien en tout cas au mari, mais on peut déjà prévoir des pugilats derrière les rideaux bien tirés, des ruptures de contrat dans des bureaux feutrés, des dépressions sans grand espoir d'une chute du dixième tiroir comme lors des déménagements tumultueux. Il y aura des promenades en soirée autour du pâté de maisons, à petits pas, comme pour une convalescence, peut-être de nouvelles amitiés, peut-être des enfants qui ressembleront bizarrement à leurs camardes de jeux, enfin, des histoires passionnantes, ravageuses des cœurs et des vies ! On aimerait voir toutes ces boîtes éventrées, les tiroirs dégorgeant leur jus de la passion dans la rue, des réputations ruinées, des enfants hurlant à la recherche d'un tiroir où ils pourraient enfin jouer tranquillement, des dames pleurant comme des Madeleine et généreuses comme elles, des jeunesses vrombissantes comme des cœurs qui partent en trombe et continuent sans ratés, des feux qui s'élèvent en boucles et volutes jusqu'au plus haut des cieux ; des forêts de bonnes intentions et résolutions en cendres fumantes. Ce serait la consécration.
Il y a celles qui, plus sagement, dévorent les romans passionnels entre les départs du mari et des enfants, qui à son bureau qui à son école, et leurs retours.
Il y a celles qui, plus sagement encore, suivent un épisode quotidien d'une adaptation des Hauts de Hurlevent dans leur salon aux meubles bien époussetés, avec napperons brodés, volumes de l'encyclopédie Universalis rangés par ordre alphabétique. Elles dégustent leur feuilleton en sirotant leur thé avec de petits claquements de la langue pour exprimer leur satisfaction devant les affres provoqués par l'amour tout en haine et en vengeance de Catherine et de Heathcliff.
Il y a celles, modèles de sagesse qui, avant de se coucher, lisent deux pages de la biographie de Marie-Antoinette ou de Rosa Luxembourg en prenant soin de bien marquer la page quand la lecture est terminée. Elles peuvent, grâce à leur plongée dans les convulsions des amours adultères et des révolutions, mieux dormir : elles ont eu leur petit euphorisant nocturne sans nuire à leur santé.
Il y a que la littérature a besoin de passion. Sauvons donc la littérature, à défaut de nos vies.

Nicole HATEM

De la passion. Est-il besoin de le préciser ? Que la vie soit comme un long fleuve tranquille est, pour beaucoup, l'image de sa malédiction. Il faudrait qu'elle ressemble aux chutes du Niagara ou aux mers tempétueuses avec récifs, requins et tourbillons, échappés de quelque film à émotions. On ne veut pas d'une existence qui nous laisse en paix, mais seulement de celle qui nous offre...

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