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Liban - Droits de l’homme

La cause des disparus portée sur les planches

Mercredi, la pièce « À cet instant précis » a été présentée en hommage au porte-parole de Solide, Ghazi Aad, qui lutte contre la mort sur son lit d'hôpital.

Dialogue entre Alec Collett (à gauche) et Karim (à droite). Photo fournie par l’ONG Logos

« J'ai raconté mon histoire plus de mille fois. Je suis lasse de la répéter. Il manque plusieurs photos. Les journalistes retirent les photos de l'album pour raconter leur histoire. À chaque fois, ils me promettent de les rendre. Lorsque (les disparus) reviendront, ils ne trouveront plus leurs photos. Peut-être, si je racontais une autre histoire... je retrouverais la mienne... »

Assise sur une chaise en bois, une femme, la quarantaine, les cheveux tirés, se lance dans un monologue tout en essuyant énergiquement des verres. Derrière elle se dresse un mur blanc, décoré avec des papiers de journaux. Elle se lève et continue sur sa lancée : « Il était une fois... une ville. Une ville côtière. Une ville dans le désert. À l'école, ils nous ont appris que cette ville a exporté l'alphabet. Nous avons su que dans cette ville se trouve la plus ancienne faculté de droit au monde. (...) Et puis un jour, cette ville (sa mémoire) a disparu. »

Mercredi soir, le drame des victimes de disparition forcée au Liban et en Syrie a été transposé sur les planches de l'école de l'Immaculée Conception des filles de la Charité, à Jeïtaoui, le temps d'une soirée organisée par l'ONG Logos, en hommage à Ghazi Aad, porte-parole de Solide (Soutien aux Libanais en détention et en exil), qui lutte contre la mort sur son lit d'hôpital.

Intitulée À cet instant précis, la pièce est l'œuvre de Mona Merhi, réalisée dans le cadre de son master en médiation culturelle à la faculté des lettres françaises et des sciences humaines de l'Université libanaise, qui tient le rôle d'Alec Collett, aux côtés de Soha Nader et Christine Youakim. Mise en scène : Basma Beydoun.

 

(Lire aussi : « En avril 1975, des hommes armés nous ont entraînés de force de la maison »)

 

La mémoire
La pièce se poursuit. L'assistance est projetée dans l'année 1986, à Tallet Khallet el-Zeiti, dans la Békaa, où sont enterrés le journaliste britannique Alec Collett et un autre jeune homme en treillis, non identifié. Un dialogue s'engage entre les deux corps, « parce que lorsqu'ils sont enterrés au même endroit, les corps trouvent le réconfort l'un dans l'autre (...) ; ils se parlent (...) se disputent (...) et deviennent même des amis (...) au point qu'Alec décide de donner au corps le nom de son fils Karim, qui avait 11 ans le jour où il a été kidnappé », le 25 mars 1986.

Le dialogue animé entre Alec et Karim remet sur le tapis tous les aspects du dossier des victimes de disparition forcée, du désintéressement des gouvernements libanais qui se sont succédé à l'égard de cette cause humaine – alors que l'État britannique a pris toutes les mesures pour retrouver et rapatrier la dépouille mortelle de Collett, le corps de la victime en treillis n'a pas été identifié et a été enfoui de nouveau au même endroit – à la douleur des familles dont la vie s'est arrêtée le jour où leur proche a été enlevé...

Un jeu de mémoire s'ensuit entre Alec et Karim. Chacun des deux amis lance une date et l'autre doit deviner l'événement qui a marqué ce jour. Le 25 février 1989, le dernier épisode du soap opera Dynasty est diffusé sur Télé-Liban ; le 21 novembre 1986, l'ambassade d'Irlande réclame la libération de l'enseignant Brian Kinan ; le 6 janvier 1990, une chaîne humaine est formée à Beyrouth-Est à l'occasion de la journée de solidarité avec les personnes kidnappées ; le 5 juillet 1975, le quotidien an-Nahar dénonce dans sa manchette le silence des officiels sur le sort des personnes disparues... et le 25 juillet 2000, la commission chargée d'enquêter sur le sort des personnes disparues et kidnappées remet son rapport de « deux pages et neuf lignes (...) alors qu'au cours des 25 années écoulées, plus de 2 000 barrages volants ont été érigés, plus de 800 voitures piégées ont explosé, plus de 100 fosses communes ont été creusées et plus de 10 000 avis de recherche de personnes portées disparues ont été publiés dans les journaux... ».

Le jeu de la mémoire se poursuit avec de nouvelles dates marquant la légèreté avec laquelle l'État s'est comporté vis-à-vis du dossier. Les noms de personnes enlevées au cours et même après la fin de la guerre en 1990 sont également révélés.

La pièce, à laquelle l'assistance est appelée à participer, met aussi l'accent sur ce qui pourrait se passer si une nouvelle guerre éclatait, d'autant qu'un travail de mémoire n'a toujours pas été fait. Elle est clôturée par la récupération par l'État britannique du corps d'Alec Collett, le 21 novembre 2009, et par un appel à l'action en hommage à son « ami » âgé de 23 ans, qui n'a toujours pas été identifié, mais aussi à toutes les victimes de disparition forcée : tout un chacun a un devoir citoyen envers les disparus et doit, par conséquent, œuvrer, dans la mesure de ses moyens, à faire la vérité sur le sort de ces 17 415 victimes, selon les chiffres officiels de l'État libanais.

 

(Dossier : Disparus de la guerre civile : S'ils pouvaient témoigner...)

 

Paix civile et dossier des disparus
Pourquoi la cause des disparus ? « Parce que ce dossier en soi est un indice du dysfonctionnement » du pays, explique à L'Orient-Le Jour Mona Merhi. Elle estime que si « le dossier de la guerre est mal clôturé, tout dans le pays restera dysfonctionnel ». Pour elle, « le sort des 17 000 personnes victimes de disparition forcée est plus important que la reconstruction ». « Tous les dossiers ont été clos, sauf celui des disparus, insiste-t-elle. S'il avait été résolu, l'État aurait été édifié sur de bonnes bases. Mais nous savons tous que ce dossier a été traité avec une légèreté inadmissible. Il faut se réconcilier avec le passé pour que notre ville retrouve son âme. La paix civile et ce dossier vont de pair. »

Chaque représentation (la pièce a été jouée à trois reprises à ce jour) est suivie d'un débat « qui est tout aussi important que la pièce ». « À chaque fois, nous découvrons de nouveaux éléments que nous ajoutons au texte », explique Mona Merhi, qui souligne que ce travail est mis à la disposition de toutes les ONG qui travaillent sur le dossier des disparus. Et de conclure : « Cette cause ne doit pas mourir. En maintenant la flamme, nous pourrons espérer à une solution politique du dossier. »
Prenant la parole, Ziad Abs, fondateur de Logos, a de son côté affirmé qu'« en poursuivant la lutte pour faire la lumière sur le sort des disparus, nous rendons hommage à Ghazi Aad ».

 

 

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« Fus’hat amal », une plateforme numérique pour garder vivante la mémoire des disparus

« J'ai raconté mon histoire plus de mille fois. Je suis lasse de la répéter. Il manque plusieurs photos. Les journalistes retirent les photos de l'album pour raconter leur histoire. À chaque fois, ils me promettent de les rendre. Lorsque (les disparus) reviendront, ils ne trouveront plus leurs photos. Peut-être, si je racontais une autre histoire... je retrouverais la mienne... »Assise...

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