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Lifestyle - Photo-roman

Hélène a donné tous ses bijoux

Photo G.K.

Des cernes alourdies par des mois de nuits insomniaques. Des mains nues. Une simple alliance en guise de pierreries. En pendentif, la balle qui lui a fauché son fils il y a quelques mois ne quitte pas son torse. Depuis, Hélène ne s'habille plus qu'en noir. Moins pour endeuiller sa mine ou donner la réplique à ses tourments, comme si ça ne tenait qu'à ça, elle a choisi cette teinte unie pour alléger sa silhouette arc-boutée sur les souvenirs, pour apaiser son corps lesté par un passé caillouteux. Depuis, il ne lui reste plus que la haine. La plus féroce. Celle qui vous pousse à faire la peau à celui qui vous a détruit. Et la vengeance. La plus visqueuse, la plus mortifère. Celle qui vous possédera jusqu'à ce que baissent les bras de celui qui vous a tout pris. Hélène ne croyait donc plus en rien, ni Dieu ni personne, jusqu'à ce jour de mars 1989, lorsqu'un général de Harek Hreik s'était pointé avec flegme et avait déclaré la « guerre de Libération » à ceux qui, pense-t-elle, lui avaient pris son fils.

 

Une Léa Delmas de 1989
Depuis, dans un élan de croyance retrouvée, Hélène avait fermement décidé de houspiller sa lassitude pour renouer avec son espoir déplumé. Elle était devenue l'une de ces premières « aounistes ». Une combattante pour des lendemains meilleurs qui voyait en ce général un messie capable de (re)prendre en main un pays égaré où errent des vautours à crocs sciés. À sa manière, elle s'était jetée au cou de Michel Aoun comme, avant elle, la Léa Delmas, contée par Régine Desforges, avait rejoint la Résistance française. Désormais, les discours de Aoun seraient son carburant, ses guerres seraient ses batailles personnelles et ses ennemis, les siens. Dans la pénombre poussiéreuse de l'abri où les matelas flottants se faisaient du coude, Hélène avait pris l'habitude de se recouvrir d'un édredon, oreille engluée à la radio, attendant religieusement les interventions de son général et ses paroles prophétiques qu'elle buvait comme une éponge. En période de cessez-le-feu, à l'insu de son mari, elle s'empressait de remonter chez elle pour préparer des sandwiches aux hommes de l'armée. Elle s'affalait à même le sol et garnissait le pain de ce que les maigres rayons de supermarché contenaient encore comme provisions. Du Smeds ou du Picon, du Corned Beef et, lorsque les jours étaient bons, une tranche de mortadelle qu'elle embobinait dans du papier alu et accompagnait de bouteilles de lait, d'une icône de sainte Rita et parfois même d'une gardénia, si les fleurs avaient le courage de pousser sur son balcon criblé de balles.

 

Amitiés de sacs de sable
Sourire en coin régalé, avec l'assurance de celles qui se foutent de tout quand la vie les a rudoyées, Hélène devenue Hélène de Troie s'aventurait dans sa rue, sans frein ni précaution, pour apporter son support aux combattants du clan Aoun. Elle leur disait : « Que Dieu vous protège ! Que la Vierge soit avec vous ! », et il lui arrivait aussi de leur proposer un thé ou une douche en moments d'accalmie. Entre chars et sacs de sable, elle s'était liée d'amitié avec un clan de femmes qui, comme elle, apportaient quotidiennement de quoi manger et boire à ces gaillards en treillis. Vers la fin de novembre 1989, elles s'étaient débrouillées pour convaincre l'un des combattant du quartier de les emmener rendre visite au général Aoun qui, à l'époque, avait élu domicile au palais de Baabda.

 

Le soutien-gorge, vers Baabda
Hélène s'était alors précipitée chez elle. Avait foncé avec poigne vers la machine à laver où son mari Anwar avait caché des bijoux et des livres en or. S'était emparée d'une liasse qu'elle avait rangée dans son soutien-gorge. Avait fait un signe de croix puis était montée à bord d'un tank, un poing serré sur sa poitrine et l'autre sur une icône de saint Charbel. Aujourd'hui, le trajet vers Baabda n'est plus qu'un souvenir brumeux. Elle se souvient uniquement des prières qu'elle avait égrenées à chaque fois qu'une bombe détonait ou qu'un cri jaillissait. Elle se rappelle aussi la poignée ferme du général et les quelques mots qu'ils avaient échangés alors qu'elle déversait ses bijoux dans un drap tendu. Il lui avait promis : « Madame, je ne vous laisserai pas tomber. » Vingt-sept ans plus tard, Hélène est toujours vêtue de noir.

Quand elle franchit le seuil de son balcon, elle s'attend encore à voir surgir son fils qu'elle ne se résout toujours pas à conjuguer au passé. Le regarder gravir les escaliers à pieds joints, déposer un baiser sur sa joue et s'asseoir dans la salle à manger pendant qu'elle serait en train de réchauffer un ragoût. Rien n'a changé, à une différence près. À chaque fois qu'elle tombe sur le poster du général flanqué sur le mur de l'immeuble, elle ne peut s'empêcher de se récrier, la paume pausée sur le front : « Ciel, mes bijoux ! »

 

 

Chaque samedi, « L'Orient-Le Jour » vous raconte une histoire dont le point de départ sera une photo. C'est un peu cela, un photo-roman : à partir de l'image, shootée par un photographe, on imaginera un minipan de roman, un conte... de fées ou de sorcières, c'est selon...

 

 

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Des cernes alourdies par des mois de nuits insomniaques. Des mains nues. Une simple alliance en guise de pierreries. En pendentif, la balle qui lui a fauché son fils il y a quelques mois ne quitte pas son torse. Depuis, Hélène ne s'habille plus qu'en noir. Moins pour endeuiller sa mine ou donner la réplique à ses tourments, comme si ça ne tenait qu'à ça, elle a choisi cette teinte unie...

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ELLES AU PLURIEL ONT DONNÉ LEURS BIJOUX À L'ARMÉE. MAIS MICHEL AOUN COMME GÉNÉRAL RESPONSABLE SUR CES BIENS A PRONONCÉ CETTE FAMEUSE PHRASE À L'ÉPOQUE: "SI Y IL A QUELQUE CHOSE QUI M'ARRIVE, C'EST MA FEMME SEULEMENT QUI A LE DROIT À CET ARGENT." ET POURTANT LES GENS ONT DONNÉ LEURS BIEN POUR L'ARMÉE ET NON POUR LES YEUX DE AOUN ET SA FEMME.

Gebran Eid

14 h 19, le 29 octobre 2016

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Commentaires (1)

  • ELLES AU PLURIEL ONT DONNÉ LEURS BIJOUX À L'ARMÉE. MAIS MICHEL AOUN COMME GÉNÉRAL RESPONSABLE SUR CES BIENS A PRONONCÉ CETTE FAMEUSE PHRASE À L'ÉPOQUE: "SI Y IL A QUELQUE CHOSE QUI M'ARRIVE, C'EST MA FEMME SEULEMENT QUI A LE DROIT À CET ARGENT." ET POURTANT LES GENS ONT DONNÉ LEURS BIEN POUR L'ARMÉE ET NON POUR LES YEUX DE AOUN ET SA FEMME.

    Gebran Eid

    14 h 19, le 29 octobre 2016

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