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Culture - Performance

Qui est Médée dans une ville (r)usée comme Beyrouth ?

Hanane Hajj Ali est une femme pâte à modeler dans une pièce de théâtre*, certes en chantier, mais d'une force et d'une évidence saisissantes. À défricher comme on épluche un chou : par couches successives jusqu'à en croquer le cœur. Pas tendre du tout. La preuve par six mots en C.

La Médée de Hanane Hajj Ali, aussi allégorique que protéiforme. Photos Marwan Tahtah

Contexte
Médée ? Une femme monstrueuse qui renie son rôle de mère pour se laisser envahir par la haine qu'elle éprouve en tant que femme trompée ? Oui ? Mais pas seulement. Car Médée est aussi allégorique que protéiforme, les nombreuses interprétations littéraires, dramaturgiques ou cinématographiques en attestent. Hanane Hajj Ali part de la tragédie d'Euripide pour construire un spectacle en chantier, qu'elle présente en one-woman-show à Station jusqu'au 30 octobre. « Qu'est-ce qui pourrait pousser une mère, s'y demande la metteure en scène et actrice, à commettre l'infanticide ? » Question difficile, quasi impossible à appréhender dans sa complexité. Mais elle constitue un matériau dense et splendide pour les artistes, ces malaxeurs de méninges sur les comportements humains. Et Médée, petite fille d'Hélios, cette enchanteresse aux pouvoirs magiques, reste un rôle que toute actrice rêve d'incarner, dans ses différentes interprétations et couleurs. Qui est Médée dans une ville usée et rusée comme Beyrouth ?

Course
Elle court, elle court, Hanane Hajj Ali. Comme toutes les femmes de sa trempe, qui conjuguent avec succès profession, famille, engagement idéologique, social et humanitaire, au féminin (très) singulier. Toute sa vie est une course. Contre la montre, les kilos, les rides, la ménopause, l'ostéoporose... Mais, outre les soucis propres à sa condition de personne appartenant au sexe féminin, il y a les autres chevaux de bataille, ceux qui l'empêchent de dormir le soir et d'être bien réveillée en plein jour. Et pour contrer les effets néfastes du stress et de l'horloge biologique, elle s'adonne au jogging matinal. Heure durant laquelle elle médite sur sa condition. La dopamine peut sacrément inspirer...

Courage
« Je suis la femme voilée cool, l'épouse du metteur en scène de génie. » HHA se dévoile dans toute sa complexité, sa tragédie, ses petits bonheurs et ses grands soucis. Et même ses fantasmes sexuels, dont elle parle avec humour et réalisme. Un ange passe. Il a des abdos en tablette de chocolat et un rictus qui rappelle un ex-ministre des Finances...

Couper (le souffle)
Au milieu du spectacle, une menace se fait sentir, d'abord presque inaudible, comme une gêne qui devient malaise, puis s'aggrave encore... Le sérieux montre son nez. Et Hajj Ali de raconter l'histoire d'Yvonne, femme mariée du Mont-Liban, qui a tué froidement ses filles, les empoisonnant à la crème Chantilly qui nappait la salade de fruits, puis a mis fin à sa propre vie, dans une mise en scène théâtrale digne des plus grandes tragédiens grecques. Décapé, ramené dans notre siècle, dans notre ville, le geste de Médée n'est plus tenu à une distance trop rassurante. Et celle qui l'accomplit, désormais si proche de nous, est à l'image de ses victimes : humaine, trop humaine. Puis l'actrice raconte un fait (trop) personnel : lors de la maladie de son fils, alors qu'il se tordait de douleur, elle a rêvé qu'elle l'étouffait à l'aide d'un oreiller. Un souhait d'euthanasie proféré par une mère se déchirant d'impuissance. La tragédie est là. Plus proche que jamais. Dans un serrement de gorge à couper le souffle...

Contre-attaque
« Il y a quelque chose de tragique dans le royaume du Danemark ! » crie l'actrice. Ce qui signifie pour elle : il y a quelque chose de très tragique dans cette honorable république. Car il y a aussi l'histoire de Zahra, cette autre Médée du Liban-Sud. Qui s'est mariée à 15 ans, comme le veut la tradition, et a eu des enfants. Qu'elle a sacrifié à la cause, deux de ses fils sont morts en martyrs en juillet 2006. Et le troisième en 2013, au nord de la Syrie. Mais Zahra n'a pas de chariot magique et son grand-père n'est pas le Soleil...

Censure
« Nous vous informons que cette pièce de théâtre n'est pas légale. C'est une pièce illégitime, un enfant naturel conçu dans la tête de la comédienne, sans autorisation d'une instance officielle en charge de la censure, sans document officiel, sans contrat et sans acte de naissance. » L'actrice ne mâche pas ses mots : « Si la non-conformité aux lois (par ailleurs illégales) vous met mal à l'aise, vous pouvez sortir en toute liberté. Et même vous faire rembourser le billet que vous n'avez d'ailleurs pas payé, l'entrée étant gratuite. » Dame Anastasie est ainsi outrepassée avec finesse et intelligence : après tout il s'agit bien d'une « œuvre en chantier ». L'occasion pour l'artiste de transmettre un message fort prônant l'abolition de la loi soumettant les œuvres théâtrales à une censure préalable. Faut-il encore courir pour y arriver ?

* « Jogging », de et avec Hanane Hajj Ali, jusqu'au 30 octobre, à Station, Jisr el-Wati. Réservations au : joggingbooking@gmail.com

 

 

Pour mémoire
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