Rechercher
Rechercher

Lifestyle - Photo-roman

Meilleures ennemies dans l’Immeuble du temps

Photo G.K.

La faute à la guerre, comme on n'a jamais cessé de dire ici. À quelques années d'intervalle, elles avaient dû plier bagage, prendre la tangente et fuir les combats qui n'arrêtaient pas de charcuter les jugulaires de la capitale. On connaît la chanson. La première s'était retrouvée contrainte à déménager vers l'est de Beyrouth, à défaut de traverser la ligne de démarcation tous les matins pour se rendre à l'école où elle était enseignante. L'appartement de la deuxième, sur une artère ensanglantée de Aïn Mreissé, avait flambé à cause d'un énième obus foutraque. Elles étaient donc devenues voisines dans un immeuble à char2iyé, de ceux qui poussaient, du jour au lendemain, comme des champignons transgéniques et amenaient autant de promesses pour les appétits d'entrepreneurs à cigares de contrebande. Ladite bâtisse, installée dans une nostalgie en béton gris, avait était baptisée Immeuble du temps, et une enseigne à ce nom-ci avait même était suspendue dans l'entrée accablée par un marbre terne et un générateur ronronnant.

 

Poil de la bête
Personne ne s'est jamais vraiment demandé pourquoi on avait choisi ce drôle de nom. En tout cas, pour les deux voisines que le quartier surnomme Hanné et Manné, il ne s'agit pas du temps qui passe. Pas geignardes sur leurs amours défuntes, ni collectionneuses de mélancolies à gros sanglots, elles sont plutôt du genre enthousiaste et entreprenante. Cela ne doit pas être le temps qui leur reste, non plus. Hanné et Manné viennent d'avoir 75 et 80 ans respectivement, et se récrient si on les rajeunit. Disons alors qu'on les voit bien en résidentes de l'Immeuble du temps, sécher leurs larmes et être libres. C'est que les deux voisines-veuves ont profité de ce statut de célibat tardif pour reprendre du poil de la bête sans jamais se peloter dans une retraite endeuillée. Au contraire, Hanné et Manné ont choisi de vivre, main dans la main, cette solitude à deux.

 

Aoun/Geagea, Brésil/Allemagne
Leurs appartements jumeaux à anciens loyers sont garnis d'un mobilier des années 50 dont l'acajou écaille les derniers souvenirs des belles années d'avant-guerre. À l'aube, Hanné, l'insomniaque lève-tôt du 4e, tambourine sa moquette défraîchie pour éveiller sa voisine du 3e. Manné monte alors pour le café turc servi dans des tasses fleuries où elles font des empreintes avec leur pouce pour chasser le mauvais œil. L'une aurait vu un cheval blanc, contredite par l'autre qui aurait plutôt décelé un oiseau de mauvais augure, et elles en sont déjà à leur premier crêpage de chignon de la journée. Car, pour ces deux meilleures ennemies, tout est sujet à discorde : la qualité des pastèques chez le légumier, l'automédication de Hanné à la pharmacie, les virées interdites de Manné pour des forêts noires ou le prix excessif de ces citernes d'eau qui vont bientôt achever les maigres pécules que leurs époux leur ont laissés. Plus que ça, les deux femmes incarnent à elles seules les sempiternelles rivalités libanaises, à savoir les dualités Aoun/Geagea, Brésil/Allemagne et tutti quanti, sûres de leur entêtement, jamais tentées d'inverser les polarités.

 

« Je ne fréquenterai plus cette folle »
Quotidiennement, une partie de carte flamboyante s'invite dans leurs fins d'après-midi passées sur la terrasse de Hanné qui offre encore les débris d'une vue sur les montagnes. Ensuite, elles dînent d'une pilule pour la tension, accompagnée d'un verre de whisky, d'une assiette de fromage blanc, d'olives et d'un plat de légumes lavés de frais. Avant de raviver la flamme de leurs conflits et s'arracher la télécommande en zappant hystériquement entre OTV et Future. Mais ça se termine toujours comme ça, avec Hanné qui assène: « On est chez moi, je veux écouter le discours du général, que Dieu le protège. » Et Manné, les nerfs en compote et le cheveu électrisé, qui dégringole chez elle en glapissant: « Je ne fréquenterai plus cette folle !
Tu ne me reverras jamais ! »
Sauf que jeudi dernier, lorsque sont apparus les visages pixelisés de Michel Aoun et Saad Hariri se serrant la pince et cadenassant leur amour naissant, devant cette farce splendide, Hanné et Manné avaient retenu leur souffle. Et pour une fois, d'un même geste, synchrones, elles ont éteint la télévision, horrifiées.

 

Chaque samedi, « L'Orient-Le Jour » vous raconte une histoire dont le point de départ sera une photo. C'est un peu cela, une photo-roman : à partir de l'image, shootée par un photographe, on imaginera un minipan de roman, un conte... de fées ou de sorcières, c'est selon..

 

Dans la même rubrique
«Twinset + tricot = cache-cœur offert ! »

« Maman ! Elle est plus belle que sur la photo du catalogue ! »

Mais qui a eu donc cette idée folle...

Marilyn Monroe et moi à Beyrouth, en 1962

« Zahra, nous allons faire quelque chose de très interdit... »

Le fervent destin de sœur Marie-Madeleine

« Le problème c'est moi, je suis engagé, tu le sais... »

La faute à la guerre, comme on n'a jamais cessé de dire ici. À quelques années d'intervalle, elles avaient dû plier bagage, prendre la tangente et fuir les combats qui n'arrêtaient pas de charcuter les jugulaires de la capitale. On connaît la chanson. La première s'était retrouvée contrainte à déménager vers l'est de Beyrouth, à défaut de traverser la ligne de démarcation tous les...

commentaires (2)

CA S,APPLIQUE BIEN AUX NOUVELLES DU JOUR...

LA LIBRE EXPRESSION

11 h 35, le 22 octobre 2016

Tous les commentaires

Commentaires (2)

  • CA S,APPLIQUE BIEN AUX NOUVELLES DU JOUR...

    LA LIBRE EXPRESSION

    11 h 35, le 22 octobre 2016

  • J'ai bien ri.

    Christine KHALIL

    09 h 50, le 22 octobre 2016

Retour en haut