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Liban - Télécoms

III – L’Internet illégal : les facteurs qui ont déclenché l’affaire

Troisième et dernier volet de l'enquête de « L'Orient-Le Jour » sur le dossier de l'Internet illégal, après l'état des lieux et les modalités de fonctionnement du piratage... Ce dernier volet porte sur l'aspect politique, surtout les facteurs déclencheurs d'une affaire complexe, qui traîne entre les mains de la justice. Deux éléments ont déclenché le scandale de l'Internet illégal, le 8 mars dernier. Un différend, d'abord, opposant Walid Joumblatt au superpuissant Abdel Menhem Youssef, PDG d'Ogero et directeur d'exploitation et de maintenance au ministère des Télécoms. Et un conflit entre ce même Abdel Menhem Youssef et Michel Gabriel Murr, homme d'affaires, patron de la MTV et de Studio Vision. Décryptage...

Le Liban restera-t-il à la traîne dans le domaine d’Internet ? Photo Bigstock

Comme tous les dossiers brûlants, le dossier des télécoms, baptisé Internet illégal, est sujet à polémique, à politisation aussi. L'affaire s'y prête, la loi étant obsolète et ses interprétations diverses. Mais à l'instar des autres secteurs de services où le clientélisme et la corruption sont de mise, il est de notoriété publique que nul au Liban ne peut se lancer dans le trafic de la bande passante ou de communications internationales sans bénéficier de solides appuis politiques. Les tiraillements politiques aidant, il devient aisé de comprendre les guéguerres qui se déroulent depuis des années entre responsables issus de courants adverses, notamment entre un ministre du courant aouniste et un directeur général proche du courant du Futur, ou entre le président d'une commission parlementaire, membre du Hezbollah, et un ministre appartenant au 14 Mars. Des guéguerres qui entravent le bon développement du secteur des télécoms, déjà peu performant.

Une personnalité politique proche du dossier estime à ce propos que cette lacune endémique n'est autre qu'un « bras de fer entre les adeptes des réformes et les mafias soutenues par des hommes politiques ». « Le pays bénéficie de suffisamment de bande passante, vu qu'il est relié à deux câbles souterrains, le câble I-ME-WE à Tripoli et le circuit Cadmos-Alexandros à Beyrouth. Sauf qu'il n'y a pas d'Internet, avec ou sans fibre optique. Plus de 1 000 points auraient déjà dû être connectés par fibre optique en 4 ans », déplore la personnalité susmentionnée, invitant le PDG d'Ogero à « ouvrir le robinet ».

Il n'en reste pas moins que l'Internet illégal représente pour l'État un manque à gagner d'au moins un demi-milliard de dollars par an, selon un expert télécoms qui requiert l'anonymat, et pour les trafiquants une alléchante source de revenu. À l'heure où la justice s'intéresse de près au dossier, L'Orient-Le Jour a rencontré, au cours des semaines écoulées, plusieurs personnes-clés du secteur des télécoms, du secteur privé, certes, mais aussi de la sphère politique. Seuls le ministre des Télécoms, Boutros Harb, le président de la commission parlementaire des Télécoms, Hassan Fadlallah, et l'homme d'affaires Gabriel Murr ont accepté d'être cités (voir ci-dessous). Les autres ont préféré témoigner de manière anonyme. Contacté à plusieurs reprises, Abdel Menhem Youssef n'a pas donné suite à notre appel.

 

(Lire aussi : Poursuites judiciaires contre Michel Gabriel Murr et Abdel Menhem Youssef)

 

Joumblatt vs Youssef
Revenons plutôt aux deux différends, apparemment anodins, qui ont déclenché le scandale de l'Internet illégal en mars 2016. Des facteurs qui ont mis en relief les bisbilles entre le député du PSP Walid Joumblatt et le PDG d'Ogero, Abdel Menhem Youssef, d'une part, et d'autre part entre les propriétaires de la station privée de ski de Zaarour, Gabriel Murr et son fils Michel, et Abdel Menhem Youssef, également directeur général de l'exploitation et de la maintenance au ministère des Télécoms.

Le premier différend est lié à une affaire de nomination au centre d'Ogero à Aley. Une source proche du dossier qui requiert l'anonymat révèle que « lors du départ à la retraite du responsable de ce bureau, le fonctionnaire nommé, quoique de confession druze, n'était pas au goût du camp joumblattiste ». « Ce n'était pas une affaire personnelle », assure la source. La question a toutefois envenimé la relation entre MM. Joumblatt et Youssef. Elle montre aussi que « M. Youssef n'est pas homme à rendre des services, ni même à se laisser imposer quoi que ce soit ». Chose qui aurait aussi « déplu à la branche "haririenne" du courant du Futur », compte tenu du fait que M. Youssef est connu pour être proche de l'ancien Premier ministre Fouad Siniora.

 

(Pour mémoire : La commission des Télécoms presse la justice d'agir)

 

Un lourd contentieux
C'est à la station de ski de Zaarour, propriété de Gabriel Murr et fils, qu'est apparu le second différend. « Nous avions entrepris de réaménager la station, sur un terrain qui est notre propriété », raconte à L'OLJ l'homme d'affaires Gabriel Murr. Mais à proximité du départ du télésiège, le vieux central d'un étage et demi qu'Ogero avait aménagé sur le terrain des Murr dérangeait, plus particulièrement son second étage. « Il offrait aux membres de la station privée le spectacle d'une vieille mansarde désaffectée », tient à préciser M. Murr, assurant que le central « n'a jamais servi » et qu'« Ogero ne payait aucun loyer ». Le propriétaire de la MTV affirme avoir « obtenu l'accord oral du ministre des Télécoms, Boutros Harb », pour raser le second étage. Quant à Abdel Menhem Youssef, « il n'a pas répondu », mais en « a fait toute une histoire », soutient M. Murr.

Cet incident n'est pas le premier entre Gabriel Murr et fils et le PDG d'Ogero. Le torchon brûlait déjà entre les deux parties, depuis le refus du fournisseur étatique exclusif, également distributeur détaillant, de fournir la station de Zaarour en connexion Internet par fibre optique. « Pour seule réponse, Ogero a rétorqué qu'il n'était pas prêt. Et pourtant, tous les centraux sont connectés par fibre optique », dénonce Gabriel Murr. « Pourquoi dois-je attendre 2020 pour bénéficier de la fibre optique? » demande-t-il à ce propos, accusant les responsables du ministère et consorts « de freiner sciemment le développement d'Internet pour profiter du réseau parallèle ». Suite à ce refus, l'homme d'affaires dit avoir fait appel à un fournisseur d'Internet agréé pour l'usage personnel de son bureau. « Je n'ai jamais trempé dans le trafic d'Internet », assure-t-il.

La suite est connue : une descente nocturne des FSI au sommet de Zaarour en mars dernier, « sans prévenir et sans mandat » ; des équipements confisqués « appartenant au fournisseur d'Internet » ; des procès-verbaux « mentionnant la saisie de batteries et de quelques équipements sans importance ». De quoi alimenter une nouvelle fois l'ire de la famille Murr contre le ministère des Télécoms. « Ils se sont introduits la nuit, comme des voleurs, dans notre propriété, au sommet du télésiège, alors que c'est en journée qu'ils ont visité les autres sites », dénonce M. Murr, invitant les autorités à démasquer le piratage qui sévit impunément à Denniyé, Tripoli, dans les camps palestiniens ou ailleurs. En représailles, il lance aussitôt l'affaire Google Cache. Son fils Michel est aujourd'hui poursuivi par la justice ainsi que sa société Studio Vision, à l'instar de Abdel Menhem Youssef. Dans cet imbroglio, la justice saura-t-elle y voir clair ?

 

Que disent les hommes politiques sur l'affaire ?

Boutros Harb conscient de la nécessité de baisser les tarifs d'Internet


« Je ne couvrirai aucun fonctionnaire, ni aucune personne reconnue coupable de trafic dans le dossier des télécommunications. Je m'associe à la justice qui suit son cours. » C'est ce qu'affirmait à L'Orient-Le Jour le ministre des Télécoms, Boutros Harb, en pleine tempête, précisant que son ministère avait déposé une plainte devant le parquet dans le dossier de l'Internet illégal, pour vente de bande passante illégale. Parallèlement, il faisait part de sa volonté de réglementer le secteur des télécoms, en mettant fin aux irrégularités et aux distributeurs illégaux, mais aussi en poussant les trop nombreux fournisseurs d'Internet à des fusions (116 ISP selon lui, plus de 150 ISP selon le secteur privé). Ce chantier de travail a un objectif : « Améliorer le classement du Liban, afin qu'il figure en 2020 parmi les pays qui offrent la meilleure connexion Internet au monde. » « Les centraux sont déjà reliés entre eux par fibre optique », explique-t-il, reconnaissant que c'est au niveau des liaisons entre les centraux et les abonnés que réside le problème, surtout si la distance est supérieure à 2 km. D'où la nécessité de relier les abonnés au réseau par fibre optique, opération qui ne sera finalisée que d'ici à 2020, jusqu'aux points les plus reculés du pays, comme le promet le ministre. Dans l'attente, M. Harb assure que le pays du Cèdre a fait un bond dans le classement de la couverture Internet : « Nous sommes passés de la 77e à la 52e place. » Il demeure toutefois « conscient » de la nécessité de baisser les tarifs Internet pour contrer le trafic illégal. Mais il avoue se heurter à une « sérieuse résistance » du Conseil des ministres. Après tout, « le ministère des Télécoms est le troisième plus important pourvoyeur de l'État, avec deux milliards de dollars versés annuellement qui alimentent notamment les municipalités ». Il vient, en revanche, d'approuver la baisse des tarifs de la connexion Internet sur la téléphonie mobile. Sera-t-elle suivie d'une baisse généralisée des tarifs Internet ?

Google Cache, une « non-affaire » ou une affaire de gros sous ?


Le moteur de recherche Google a mis à la disposition des internautes un accélérateur baptisé « Google web accelerator » qui leur permet d'avoir un accès plus rapide à l'information. Pour bénéficier de ce service, le ministère des Télécoms a expliqué avoir installé des serveurs ou des caches de Google auprès de certains points qu'il estime stratégiques, parmi lesquels l'entreprise de Toufic Hisso. Ces caches, représentant l'enregistrement que Google a effectué des pages web, permettent à l'information d'être stockée et d'être ainsi plus accessible. « L'accès à cette information est totalement gratuit », assure à L'OLJ le ministre des Télécoms, Boutros Harb, ajoutant que « le dossier est vide » et qu'il s'agit d'une « non-affaire ».
C'est ce dossier « explosif » qu'ont lancé l'homme d'affaires Gabriel Murr et son fils Michel, dès que ce dernier a fait l'objet d'une enquête judiciaire dans le dossier des télécommunications. Malgré les affirmations du ministre des Télécoms sur la gratuité du service Google Cache, le patron de la MTV et de Studio Vision persiste et signe. « Abdel Menhem Youssef a favorisé certaines sociétés qui lui sont proches. Des bénéfices illégaux ont été générés dans l'affaire de Google Cache. M. Youssef en a profité, au même titre que les sociétés sélectionnées qui lui sont proches », martèle Gabriel Murr. L'affaire est toujours entre les mains de la justice.

Hassan Fadlallah pour un règlement concomitant des quatre aspects du dossier d'Internet


« La commission parlementaire des Télécommunications a pour rôle de contrôler le travail du ministère. Elle a accompli ce rôle. Nous attendons à présent que la justice fasse son devoir. » C'est ce qu'affirmait à L'OLJ le président de la commission parlementaire des Télécoms, Hassan Fadlallah, cet été, en plein pic du scandale d'Internet et de ses ramifications.
Le député du Hezbollah insiste sur la nécessité de « traiter les quatre aspects du problème en même temps » et invite toutes les parties à « dépolitiser le dossier ». Il explique à ce propos que l'enquête menée par la commission porte sur quatre dossiers et suscite de nombreuses interrogations. Il évoque en premier lieu l'Internet illégal, autrement dit le transfert illicite de bande passante depuis Chypre et l'introduction au Liban d'équipements facilitant ce trafic. « Comment et par qui ces équipements ont-ils été introduits ? Ce dossier comporte-t-il des aspects sécuritaires, plus spécifiquement concernant la possibilité d'espionnage israélien ? » demande-t-il. À ce premier dossier particulièrement important s'ajoutent trois autres dossiers : le piratage des communications téléphoniques internationales, l'achat d'E1 (2Mbit/s) par les deux compagnies de téléphonie à un prix plus cher (1 200 dollars) que le tarif de l'État (550 dollars) et enfin le retard dans l'installation de la fibre optique. Quant à la solution, elle consiste à « faire appliquer la loi, à lutter contre le trafic illégal (sous toutes ses formes), à engager des poursuites contre les personnes impliquées et à envisager des mesures administratives (à l'égard de Abdel Menhem Youssef, sans toutefois citer ce dernier, NDLR), le tout de manière concomitante ». « Les mauvaises performances de l'État dans le domaine des télécommunications ne justifient pas le recours au piratage », martèle-t-il.

 

 

Pour mémoire

Boutros Harb fait part des réalisations de son ministère

Comme tous les dossiers brûlants, le dossier des télécoms, baptisé Internet illégal, est sujet à polémique, à politisation aussi. L'affaire s'y prête, la loi étant obsolète et ses interprétations diverses. Mais à l'instar des autres secteurs de services où le clientélisme et la corruption sont de mise, il est de notoriété publique que nul au Liban ne peut se lancer dans le trafic...

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