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Lifestyle - Photo-roman

« Maman ! Elle est plus belle que sur la photo du catalogue ! »

Photo GK.

L'avion en provenance de Colombo avait à peine touché terre qu'on était venu les prendre. L'âme baladeuse, le pas exténué d'avoir cavalé entre les fuseaux horaires, elles tentent de suivre les instructions d'un monsieur vêtu d'un treillis gris qui postillonne des paroles indéchiffrables en arabe. Ses bras secs et nerveux brassent l'air de son exaspération alors qu'il s'égosille : « Yalla, vite, bougez, je n'ai pas la journée ! » Malika comprend aussitôt que le bonhomme en question est l'un de ces féroces policiers aux crocs sciés dont ses copines l'avaient mise en garde (entre autres) quand elle a décidé de quitter son tendre Sri Lanka natal pour aller travailler dans une maison à Beyrouth.

Frigos cadenassés
Malika et le reste des filles sont rangées en file, mises au piquet à côté des comptoirs de douanes, alors que les autres passagers tracent leur voie sans un battement de cils. Impassibles, impavides, elles ont la puissance de celles qui aimantent à parité l'attention et la répulsion, la fascination et la pitié. Sans broncher, elles tiennent serrées dans leurs saris bariolés les médisances ambiantes et calcifient les paranoïas alentour. C'est-à-dire celles qui proviennent de ceux qui les verraient comme hérauts d'étranges virus, (trans)porteuses de maladies incurables, en omettant le fait qu'eux-mêmes sont ensevelis par les poubelles depuis plus d'un an. Et bien que la jeune Malika ne manifeste aucune mine de circonstance face à l'inquiétude qui coagule, elle songe fébrilement à ce qui l'attend chez ses futurs patrons : devra-t-elle plier genou devant ces légendes de marâtres qui cadenassent leurs concupiscences dans des frigos vides ? Y aura-t-il un chien à balader, elle le souhaite, un tout petit de préférence ? Aura-t-elle à langer des poupons, les endormir à la mélodie d'Edelweiss, telle la Julie Andrews qui trônait sur ses murs d'ado ? Tombera-t-elle sur un couple de vieux à baigner et médicamenter, et dont il faudra épauler le walker ?

Sa famille non choisie
Dix plans sur la comète et une bonne heure d'attendre plus tard, le policier gris déplie une liste de noms et convoque quelques-unes des émigrées comme on le fait avant une montée à l'échafaud. Il hèle : « Malika », et Malika s'avance en direction de la porte de sortie où l'attend sa famille non choisie. Six paires d'yeux sont braquées sur elle. Le papa a le crâne dégarni et le bide en cerceau qui se démène dans une chemise trop étroite. Il lui fait des mouvements de dompteur de lions, sans doute pour la rassurer que personne ne l'agresserait. La maman a les jambes survoltées qui s'entortillent dans son jeans. À défaut de cigarettes, elle se ronge les ongles et masque mal ses sourcils qui se froncent dès que Malika amorce le moindre mouvement. Il y a aussi un gamin, six ou sept ans, qui assène sans scrupules : « Maman ! Elle est plus belle que sur la photo du catalogue ! » auquel résonne le « aïe » de son bras pincé par la maman. Dans le 4x4 familial, Malika laisse flotter les rubans de son indolence à mesure que la nuit enlace l'habitacle. Le papa conduit et interrompt ses phrases inutiles de sourires à peine surfaits qu'il lui lance dans le rétroviseur. « Tu sais bouillir du riz ? » ; « Ça te plaît ici ? » ; « Tu as peur des chats ? »... Le tout dans un accent où s'enchevêtrent abominablement anglais et arabe approximatifs.
Arrivés à l'appartement, on lui présente le chat qui tire la gueule, on lui fait le tour des lieux, lui indique sa chambre. C'est une petite cellule d'une dizaine de mètres carrés qui contient difficilement un lit de camp et une armoire en bois clair. Heureusement qu'il y a un ventilateur pour les jours de grosses chaleurs. Et une fenêtre qui s'épanouit sur la capitale rutilante dont les lumières et les bruits kidnappent l'attention candide de Malika. C'est la première fois qu'elle quitte son pays, qu'elle se retrouve extra-muros. On lui propose un bain aussi, de quoi manger et un uniforme de travail qui a dû appartenir à celle qu'elle vient de remplacer. Elle enfile le vêtement qui fait facilement deux fois ses dimensions. La patronne lui lance alors : « Mais c'est trop grand sur toi ! Demain j'irai t'en acheter quelques-uns. Rose, bleu ou blanc, qu'est-ce que tu
préfères ? »
Rose, évidemment.

 

Chaque samedi, « L'Orient-Le Jour » vous raconte une histoire dont le point de départ sera une photo. C'est un peu cela, un photo-roman : à partir de l'image, shootée par un photographe, on imaginera un minipan de roman, un conte... de fées ou de sorcières, c'est selon...

 

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