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Liban - La vie, mode d’emploi

35- Le salut par la rupture

Chacun est libre de juger, selon son expérience de manieur de scalpel, de sabre ou de revolver tirant à bout portant, comment qualifier les diverses façons de rompre. L'un pourra y voir un art requérant une délicatesse d'orfèvre, l'autre une technique toujours personnelle qui attend son brevet d'invention et le troisième un bricolage hasardeux qui tient de l'inspiration du moment et, souvent, de sa peur panique. Pour notre part, nous préférons demander à la grande littérature, qui dédaigne les roturiers verbes « plaquer », « lâcher », « larguer », « laisser tomber », etc., de nous prêter des expressions, lapidaires comme une rupture bien faite, pour dessiner sous les yeux du lecteur des scènes vivantes dans lesquelles il est susceptible de se reconnaître en pleine action.
Le procédé des « chiens rompus » est prisé dans les moments d'embarras, de risques de dérapage, de déballage et d'étalage de draps malpropres. On cherche à s'en tirer en laissant le moins de plumes possibles. On y laisse quelques-unes. D'abord, celles de son panache. Mais ce n'est pas si grave en ces temps de fraternité démocratique. Puis celles de paon qui permettaient de se pavaner dans la basse-cour et dans son cinéma privé. Mais on peut toujours se consoler de n'être pas dindon. Puis la plume avec laquelle se raconte une histoire avec queue et tête. C'était de Madame X qu'il était question dans le ragot qu'une commère s'apprêtait à colporter ; néanmoins, avec prestesse et, avant que les chiens ne soient mis sur la piste, on a rabattu leur nez renifleur sur la dernière avanie infligée par le gouvernement à l'opposition. C'est comme si on était passé du coq coqueriquant sa dernière conquête à l'âne berné et brayant. Enfin, on perd aussi la plume de son chapeau, parce qu'on s'est dépêché de filer. Mais qui se plaindrait de s'être sorti de ce guêpier à si peu de frais ? Les méchantes langues diront que le beau plumage ne ressemble plus qu'à un plumeau ou, pis, à un plumier sans plumes. Dommage qu'on ne puisse pas plumer leur caquetage comme leurs ailes qui les font voler si bas !
Le « couper court » est moins déshonorant et déstabilisant. On ne détourne pas l'attention du public. On met un terme à une scène grosse de rebondissements avec le « coupez ! » sec du réalisateur en train de filmer et le « clap », encore plus cassant et définitif, qui le suit. On rabat le caquet de son interlocuteur et on ravale les paroles qu'on se préparait à déverser en flots. Prise de langues qui s'interrompt avec envoi, par-dessus tapis et filets, sur les roses. Sans rompre les chiens et même en les laissant aboyer, on tourne le dos et passe son chemin avec, dans les séquences de rupture les plus réussies, la majesté d'une caravane en plein désert. La conversation aura eu une coupe à la garçonne et c'est bien plus joli que de se prendre par les cheveux et plus frais qu'avec ces postiches de rallonge pour chignons à crêper ou pour jouer les Samson et les temples effondrés.
Le « briser là », lui, consiste à interrompre net un discours qui déplaît, une tentation qui plaît, rompre la lame de son épée, aussi bien trempée qu'elle soit, et s'éloigner. Manière abrupte, mais jugée salutaire de traiter avec autrui et avec soi. Arrêter la vaine et infinie sophistique des arguments boiteux et borgnes et calamiteux. Renvoyer à son ban, au fond des mers australes, l'affreux maquereau qui cherche à vous convaincre que maintenant que la glace est brisée, il serait avantageux de la briser davantage pour qu'il y ait un noyé ; qu'il n'est pas de mal sans quelque bien supérieur, de chutes vertigineuses sans spectacle sublime, de combats dits de pur prestige qui ne s'achèvent, pour les réducteurs de têtes, avec de vrais trophées de guerre.
Mais, si telles sont quelques méthodes d'en finir dans la grande simplicité de leurs principes, nous ne pouvons ignorer les plaintes de l'homme qui se débat, lui, dans la plus grande difficulté de leur application : « Sans doute, reconnaît-il, certaines situations exigent de rompre les chiens, de couper court ou de briser net, mais encore faut-il que les chiens obéissent à l'appel, que le couperet tombe et ne coince pas dans quelque mot échappé, que les cheveux ne se dressent pas trop vite sur la tête, que le faux sage, trafiquant des biens de l'âme, ne vous colle pas aux basques et ses pensées à la vôtre ! Encore faut-il que le ver coupé n'aille pas survivre dans l'un de ses morceaux ! Encore faut-il que la voix soit assez forte pour ordonner, la lame assez aiguisée pour trancher, le poing assez ferme pour briser !
Encore faut-il que voix, lame et poing ne se fassent pas les alliés de la meute de chiens, des cheveux trop longs et des maquereaux clignant de l'œil ! Encore faut-il que la proie vaille la peine d'être épargnée, que la paix apparaisse moins ennuyeuse que la guerre, que le sophiste accepte un beau matin d'aller écouter Socrate ! »
Que répondre à cet homme craintif et malheureux sinon qu'à ces lamentations mêmes il doit mettre un terme, qu'elles ne sont que vertige oratoire et moyen dilatoire et qu'il lui faut, de ce pas, se rendre lui-même chez le vieux sage pour examiner sa vie, la nécessité de rompre, de nouer ou de tisser. Car s'il est vrai que c'est le premier pas qui coûte, il est plus vrai encore que c'est celui qui sauve.

Nicole HATEM

Chacun est libre de juger, selon son expérience de manieur de scalpel, de sabre ou de revolver tirant à bout portant, comment qualifier les diverses façons de rompre. L'un pourra y voir un art requérant une délicatesse d'orfèvre, l'autre une technique toujours personnelle qui attend son brevet d'invention et le troisième un bricolage hasardeux qui tient de l'inspiration du moment et,...

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