Rechercher
Rechercher

Nos Lecteurs ont la Parole - Karim NAJJAR

De l’embaumée à l’enfumée

Berceau du conservatisme libanais, abritant une des merveilles de la civilisation des croisés, revisitée par les Mamelouks, Tripoli peut s'enorgueillir de sa qualité de cité-village. Tout le monde se connaît, se salue, se sourie et tout se sait. Comme dans le village d'Astérix ! L'architecture dominante y est cependant laide, caractérisée par de longues rangées d'immeubles posées à la hâte, sans concertation aucune, composant un paysage hétéroclite et sans génie urbain. Jadis, Tripoli l'embaumée, grâce aux senteurs de fleurs d'oranger qui peuplaient la ville, émerveillait et emplissait les poumons de son visiteur d'un délicieux parfum.
Je me promenais un soir et flânais du côté de l'avenue principale de la ville, où de nombreux cafés et restaurants ont fleuri à la vitesse de la lumière au cours des 10 dernières années. À mon grand désarroi, j'ai inspiré et reniflé jusqu'à hyperventilation, en cherchant les effluves des orangers. J'ai scruté l'horizon pour trouver la trace d'un improbable arbre épargné par l'orangicide, balayant également mon regard dans toutes les directions. Pas l'ombre d'un oranger, ni de ses parfums qui faisaient la fierté des Tripolitains autrefois. Bien au contraire, mes narines sont irritées par une odeur industrielle, pire que le désodorisant des chiottes ; par vagues successives, sans insistance particulière, les odeurs des narguilés reviennent s'échouer sur mon visage. Naissant d'une braise et d'un mélange de mélasse de tabac de piètre qualité, les fumées se hasardent à peupler tout l'espace qui leur est offert. Elles embaument, à leur manière, l'atmosphère du soir.
En réalité, si j'étais un fin connaisseur et amateur de narguilé, il me suffirait de jouxter ces cafés fumoirs et laisser promener mon gros nez quelques minutes afin de profiter des fumées et des odeurs qui colonisent l'air ambiant ; je n'aurais même pas besoin de me payer un narguilé, puisque les volumes de fumée qui se baladent suffisent à eux seuls à sevrer un fumeur invétéré.
Lors d'un déjeuner dominical dans un restaurant réputé et qui offrait une magnifique vue sur la mer, un couple accompagné de son bébé fumait le narguilé. Le papa, rempli d'inconscience et féru d'ignorance, crachait directement sa fumée au visage de son rejeton. Étant totalement concentré sur mon repas et absorbé par mon baba ghanouj et mes brochettes de viande, ce sont mes convives à table qui ont lancé l'alerte, en commentant abondamment la situation scandaleuse qu'ils observaient. Et ça discutait, « non mais tu te rends compte, c'est incroyable ! »,
certains poussaient des
grognements de mépris. Mais personne n'est allé crier sa désapprobation auprès du couple. Ils se contentaient de dénoncer la situation à table, mais le désaveu restait dans l'assiette. J'ai fini par perdre patience et je suis allé exprimer mon désaccord au papa, lui demandant d'éloigner le bébé du naguilé ; il accueillit ma demande en rigolant, mais obtempéra quelques instants plus tard. Loin de vouloir me glorifier de cette intervention, je vous fais part de cette anecdote pour une raison, et une seule : face à l'irresponsabilité et l'inconscience humaine, personne d'entre nous ne peut rester silencieux. Nous pouvons et devons dénoncer ce que nous considérons comme contraire à nos idées.
Je suis rempli de tristesse pour Tripoli qui a troqué ses beaux jardins contre des barres de béton, qui a remplacé de belles maisons en pierre par une laideur que je vomis. Qui a échangé les belles senteurs des fleurs d'oranger par un poison odoriférant qui vous pique les yeux et irrite vos narines. La prochaine fois que vos voisins fumeront le narguilé en crachant leur fumée sur vous ou leur bébé, allez les voir et criez votre désaveu.
Car la fumée n'a pas fini de nous étouffer à Tripoli. De l'embaumée, elle est devenue l'enfumée. Jusqu'à quand ?

Berceau du conservatisme libanais, abritant une des merveilles de la civilisation des croisés, revisitée par les Mamelouks, Tripoli peut s'enorgueillir de sa qualité de cité-village. Tout le monde se connaît, se salue, se sourie et tout se sait. Comme dans le village d'Astérix ! L'architecture dominante y est cependant laide, caractérisée par de longues rangées d'immeubles posées à la...

commentaires (0)

Commentaires (0)

Retour en haut