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Nos Lecteurs ont la Parole - Antoine MESSARRA

Repenser le politique aujourd’hui

François Dagognet.

Repenser le politique aujourd'hui, dans la mondialisation, le développement des techniques juridiques et de gouvernance et des technologies d'information, répond à un besoin pressant, du moins afin de sauvegarder les acquis démocratiques.
Repenser le politique exige une approche historique, panoramique, et surtout trilogique de trois composantes aujourd'hui prioritaires du politique : pouvoir, droit, citoyenneté.

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Machiavel a parfaitement raison. Depuis les origines de l'humanité, en son temps et presque jusqu'au milieu du XIXe siècle : « La morale est étrangère à la politique qui ne vise que le pouvoir », écrit-il. Au temps de Machiavel, il n'y avait pas encore la conception actuelle de la loi, c'est-à-dire de la norme juridique qui émane du suffrage universel, dans des élections libres et équitables, produite par un Parlement représentatif, exécutée par une magistrature indépendante et contrôlée par la justice constitutionnelle.
Les grands philosophes grecs et romains, dont Aristote, Socrate, Platon, Cicéron, et plus tard des auteurs comme Étienne de la Boétie et d'autres, présentaient et clarifiaient l'idéal démocratique. Mais c'était un idéal non concrétisé dans les faits. Le politique, c'est encore et partout le pouvoir, avec des exceptions de despotisme éclairé.
Le siècle des Lumières va entamer avec les grands philosophes, dont Rousseau, Voltaire, Montesquieu, la réflexion puisée de la devise Liberté, égalité, fraternité. C'est le droit qui va domestiquer le politique, c'est-à-dire le politique exclusivement pouvoir, comme le dit Machiavel. Le sous-titre du Contrat social de Jean-Jacques Rousseau (1762) est novateur et fort explicite : Du contrat social ou Principes du droit politique.
Toute la pensée démocratique, surtout depuis le siècle des Lumières, part du présupposé du citoyen, peut-être illettré et non cultivé, mais éclairé, lucide, informé et libre.

Cinq phénomènes perturbateurs
Cinq phénomènes cumulatifs viennent depuis des années perturber des acquis de la démocratie.
1. Concentration des quatre pouvoirs en un même bloc : il s'agit des quatre pouvoirs du politique, du capital, des médias et de l'intelligentsia, qui étaient autrefois distincts et se contrôlaient mutuellement. Les quatre pouvoirs sont le plus souvent aujourd'hui concentrés en un seul bloc.
2. Les médias : polémique, « illusion politique » et « État spectacle ». L'extension des médias télévisés, le plus souvent aux dépens de la presse écrite, développe le vedettariat, la réduction du politique à la polémique et, comme l'appelle Roger-Gérard Schwartzenberg : L'État spectacle (1978), avec une scène, des acteurs et un public, pas au sens du public politique, mais un public théâtral, comme au temps des Romains avec du panem et circenses (du pain et des jeux).
3. Individualisme forcené : le développement de la démocratie et de la culture des droits de l'homme, surtout auprès de nouvelles générations qui n'ont pas vécu le combat démocratique durant et après les deux grandes guerres du XXe siècle, comporte un effet pervers. Des enfants conjuguent devant leurs parents : j'ai le droit, tu as le droit, il a le droit... ! Il y a là une subjectivisation du droit, alors que le droit, par essence, organise une relation.
4. La séparation de l'enseignement des sciences politiques du droit : depuis surtout les années 1980, suivant une mode académique en vogue de séparation entre les disciplines, presque partout dans le monde l'enseignement des sciences politiques se trouve déconnecté de la formation juridique. Il ne s'agit plus alors de science politique, mais plutôt de sociologie politique et de polémologie.
5. La régression de l'autorité étatique : l'État, fruit d'un long cheminement historique, notamment en Occident comme le décrit en détail Norbert Elias dans La dynamique de l'Occident (1977), est ébranlé dans sa capacité décisionnelle face à l'obligation où il se trouve de légitimer son pouvoir face à des gouvernés contestataires, plus soucieux de leur liberté individuelle que du lien social, et face à des organisations multinationales et à des organisations transétatiques d'où émerge généralement le terrorisme.

L'essence du politique de Julien Freund
Nul dans l'histoire de la pensée n'a mieux étudié L'essence du politique (1965), avec approfondissement, enrichissement et développement de tout le patrimoine des pères fondateurs, mieux que Julien Freund. Son fils m'a confié que son père voulait écrire la thèse sur l'essence du droit, avant d'opter pour le titre L'essence du politique ; c'est dire à quel point politique sans droit est une amputation.
Il faut promouvoir l'esprit politique, nécessaire pour tout citoyen. On peut être professeur de science politique sans avoir l'esprit politique. On peut par contre être illettré, un marchand dans une épicerie, et avoir l'esprit politique. Cette culture implique cinq éléments : le sens de la totalité, le sens du temps, le sens de l'autorité, le sens de l'apparence et le sens de la mesure.
François Dagognet (1924-2015) se situe pleinement dans la lignée des travaux actuels, surtout avec des approches pertinentes de l'individualisme contemporain, du libéralisme, de l'État, de la nation, du pluralisme culturel, de l'intégration et d'une citoyenneté à la fois constructrice d'État et de proximité.
Je ne peux m'empêcher de penser au Liban, exception dans la région et modèle à la fois exemplaire et agressé de pluralisme, quand François Dagognet emploie la notion de « pluralisé » pour décrire l'inclusion démocratique à l'encontre du insihâr (intégration forcée) jacobin (par le fer et le sang) : « Les individus ont pluralisé en eux-mêmes, élargi et intensifié les possibilités d'échange. »
Le Libanais, celui qui a intégré les valeurs fondatrices du Liban, est culturellement une synthèse, maronite, sunnite, chiite, melkite, druze... François Dagognet pose la question cruciale aujourd'hui et qui constitue la vocation même du Liban.
Jean-Louis Debré, président sortant du Conseil constitutionnel français (Ce que je ne pouvais pas dire, 2016), dénonce « l'odieuse partie d'autodestruction, la guerre politique, le mépris de l'État... », pour observer enfin à la manière du Prince de Machiavel, version 2016 : « Ainsi va la politique. »
L'éducation à la citoyenneté, qui a souvent trop favorisé l'individualisme aux dépens du lien social, du sens du public et de l'autorité, et aussi la mentalité contestataire aux dépens de l'action, cette éducation doit s'orienter vers des approches et des pratiques qui socialisent à la vigilance, à la lucidité, au doute méthodique, à la citoyenneté constructrice d'État.

Antoine MESSARRA
Membre du Conseil constitutionnel Titulaire de la Chaire
Unesco d'étude comparée des religions, de la médiation et du dialogue, USJ

Le texte est un extrait du colloque de l'Université libano-française (ULF) à propos de l'œuvre de François Dagognet, 1/9/2016.

Repenser le politique aujourd'hui, dans la mondialisation, le développement des techniques juridiques et de gouvernance et des technologies d'information, répond à un besoin pressant, du moins afin de sauvegarder les acquis démocratiques.Repenser le politique exige une approche historique, panoramique, et surtout trilogique de trois composantes aujourd'hui prioritaires du politique :...

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