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Culture - Rencontre

« Beyrouth est comme une belle femme qui s’est laissée aller »

Shurooq Amin, agitatrice sans compassion, expose une douzaine de toiles (mixed media et acrylique) à la galerie Ayyam, entre onirisme et (hyper)réalisme, poésie et virulence.

Photo Michel Sayegh

Élégante, émancipée et elle ne mâche pas ses mots. Pas plus que ses couleurs ou ses images qui dénoncent les tabous du monde arabe, ainsi que sa destruction et sa régression. Voilà Shurooq Amin, rencontrée à la galerie Ayyam où elle expose une douzaine de toiles.
Teint bronzé pour une peau tatouée, yeux noirs perçants, silhouette fine, toute de blanc vêtue, talons hauts comme des cothurnes, bijoux aux doigts et aux oreilles, blonde comme une Anglaise, l'artiste est de père koweïtien et de mère syrienne. Dans son sang, tout le pouls du monde arabe. Avec le témoignage de toutes les contradictions et les aberrations d'une société en prise avec la réalité contemporaine...

À son actif, vingt-trois années de labeur entre poésie (deux recueils en langue anglaise) et une peinture qui s'est affinée au fil du temps pour être « son style » : une conciliation entre Occident et Orient. Un coup de canif (en fait, c'est bien d'un coup de pinceau qu'il s'agit...) meurtrier pour montrer du doigt les excès, les abus, l'autoritarisme machiste, l'addiction secrète à l'alcool par les hommes, la pauvreté, le consumérisme, la négligence vis-à-vis des enfants, l'aveuglement devant l'opulence indécente, le luxe clinquant, criant et criard...

Formée à l'Université de Kent et au Warnborough College (UK) en lettres modernes, invitée en résidence à la Fondation Villa Lena en Toscane après avoir participé aux biennales de Venise et du Caire, l'artiste jette aujourd'hui l'ancre à Beyrouth. Ville qu'elle connaît pour l'avoir déjà visitée plusieurs fois. En ce sens, elle déclare (elle s'exprime en anglais, quoique son arabe soit impeccable...) en toute audace : « Comme au Koweït, tout est derrière les portes, sauf qu'ici on peut ouvrir les portes... Beyrouth, c'est comme une belle femme qui s'est laissée aller... »

« Une voix impérieuse »
Dans son viseur des canons de l'art pictural, deux noms émergent : Frida Kahlo et Gustav Klimt. Côté belles lettres et taquinerie des muses, Pablo Neruda et Marianne Moore. Mais le raffinement culturel va aussi au-delà, puisque de son piano Petrov de la prime enfance, l'artiste, qui a rencontré Margot Fonteyn, garde le goût des mélodies de Mozart ainsi que les rythmes de la musique des danses de ballet. Depuis quand peint-elle ? Comment est venue l'inspiration de la lyre et des vocables ?

Et Shurooq (qui n'en est pas à une aurore près, comme son nom l'indique...) Amin de confier : « Peindre ? Mais j'ai grandi avec la peinture... Ma première expo était quand j'avais neuf ans. Je suis femme et peintre en même temps, c'est indissociable. Et puis les mots, c'est toujours une métaphore de la vie. Mes titres le certifient : The hanging of the wind (La pendaison du vent) et Butterfly unveiled (Papillon sans voile). Et voilà que je me suis mise à vomir ce qu'on ne peut dire, sous l'impulsion du pinceau... Mes démêlés avec la censure le prouvent : plus personne à présent ne peut m'arrêter... Peindre c'est une voix. Impérieuse. »

Mère de quatre enfants, l'artiste a vite compris que la vie n'est pas seulement une pomme à croquer ou une anodine partie de plaisir, mais aussi une arène où il faut se battre. Et combattre. Pour la dignité, la liberté, le droit de sauver les enfants des griffes des malheurs qui les guettent. De se soustraire à la guerre, à la violence des hommes, de se dérober aux désirs aveugles, aux oppressions injustifiées, arbitraires, bêtement phallocrates...

Persifleur
Et c'est ce qui ressort de ses toiles alliant humour, dérision, caricature, poésie, férocité, un brin de rêve (parfois de cauchemar), un réalisme implacable. Des villes détruites dans la paume d'une enfant comme une boule de cristal pour un conte improbable (bonjour Alep, Raqqa, Homs, Damas et autres villes aujourd'hui réduites en cendres...).

Des immeubles en gruyère (nos quartiers bombardés sont toujours en mémoire), des enfants à l'innocence bafouée par d'innommables satyres pervers (quelle tristesse, ces épouses mioches bonnes à cajoler leurs poupées...), des pères qui vendent des petites filles, des joueurs de golf sur tapis orientaux, en fait des sans-papiers au destin ballotté comme les balles qu'ils poussent un peu maladroitement et sans conviction... Un monde vraiment fou pour reprendre le tire même de son exposition, It's a mad world.

Par-delà la façade civilisée et les dehors de bonnes manières, par-delà parfois la simplicité des propos et des traditions, hélas bien méchamment ancrées, images peu reluisantes du monde arabe. Images déroutantes, dérangeantes. Dans un ton délibérément persifleur, moqueur. Mettant sans gant le doigt sur l'abcès sociopolitique et les travers admis comme phénomène sacré.

Et pourtant, pour camoufler l'horreur du quotidien ou en souligner la noirceur, il y a là une explosion de couleurs, de motifs, de petits détails, telle une foisonnante fabulation bien à l'orientale dans ses innombrables fioritures, pour un esprit en quête de stabilité, de sécurité, de sérénité, d'épanouissement. Où femmes et enfants semblent en danger et mal d'être. Et Shurooq Amin s'en fait l'âpre défenderesse, la véhémente avocate, le turbulent porte-drapeau.

Une peinture entre fausse naïveté et coup de griffe direct, sans états d'âme. À la fois décorative et volubile comme un fragment illustré des Mille et Une Nuits. D'ailleurs, la dame de Koweit City, avec ses ongles laqués de jaune, qui s'est jetée à corps, plume et pinceau éperdus dans cette bataille pour la liberté et la dignité, le dit. « L'art pour l'art n'est pas pour moi... L'art, c'est un moyen pour dire les choses et presser le changement. Car en art, bien plus qu'en politique, on a le pouvoir de changer... Le public a davantage confiance en l'art qu'en la politique. »
Univers à la fois fictif et nourri d'un quotidien paradoxal. Moderne certes, mais distant et froid, ou d'un lyrisme simpliste, pour mieux secouer les dualités hypocrites....

*L'exposition « It's a mad world» (C'est un monde fou) de Shurooq Amin à la galerie Ayyam (Beirut Tower - rue Zeitouné) se prolonge jusqu'au 5 novembre 2016.

Élégante, émancipée et elle ne mâche pas ses mots. Pas plus que ses couleurs ou ses images qui dénoncent les tabous du monde arabe, ainsi que sa destruction et sa régression. Voilà Shurooq Amin, rencontrée à la galerie Ayyam où elle expose une douzaine de toiles.Teint bronzé pour une peau tatouée, yeux noirs perçants, silhouette fine, toute de blanc vêtue, talons hauts comme des...

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