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Moyen Orient et Monde - commentaire

La stratégie européenne de l’État islamique

Omar Ashour est professeur associé aux études de sécurité à l’Université d’Exeter, chercheur associé à Chatham House à Londres. Il a publié « The De-Radicalization of Jihadists: Transforming Armed Islamist Movements, Why does the Islamic State Militarily Endure and Expand? » et « Collusion to Collision: Islamist-Military Relations in Egypt ».

Les attaques terroristes par les filiales et les sympathisants de l'État islamique (EI) l'année dernière ont suscité des craintes en Europe, mais elles n'ont pas encore atteint la fréquence que l'Europe a connue dans les années 1970, selon la Global Terrorism Database, la base de données mondiale du terrorisme. Toutefois, alors que les vagues précédentes de terrorisme en Europe provenaient de conflits internes, la poussée de violence mortelle actuelle est liée à l'instabilité en dehors du continent.

Les dernières attaques émergent du vide politique laissé par les dictateurs déchus au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. Ainsi, comme il ne semble y avoir aucune fin en vue pour la violence en Syrie, en Irak et en Libye, ni pour la polarisation extrême de l'Égypte ni pour la situation fragile de sécurité en Tunisie et en Algérie, il y a peu de raisons de croire que les attaques en Europe vont cesser de sitôt.

Pour aggraver encore la situation, le putsch sanglant du mois de juillet en Turquie, où 270 personnes ont été tuées et 1 500 autres blessées en quelques heures, fait de ce pays une cible encore plus attirante pour l'EI. L'EI se nourrit des États au régime troublé, d'où il peut tirer des recrues et lancer des attaques, soit en établissant « une province officielle », comme en Syrie, en Irak, en Libye et en Égypte, soit en soutenant des cellules secrètes et de petites unités de combat, comme il l'a déjà fait en Tunisie et en Turquie.

Ces deux modes de fonctionnement (insurrection et terrorisme) vont de pair. Quand une organisation insurgée perd le contrôle du territoire ou perd l'avantage sur le champ de bataille, elle recourt au terrorisme, en appliquant ce raisonnement selon lequel des attaques sur des cibles civiles plus vulnérables coûtent moins cher, sont plus faciles à organiser et tout aussi efficaces d'un point de vue politique. C'est pourquoi l'EI veut frapper directement l'Europe, même à l'heure où il perd son territoire en Irak, en Syrie et en Libye.

L'EI a des objectifs multiples en poursuivant sur cette voie. Cette organisation croit que les attaques terroristes en Europe vont décourager l'Occident à frapper les territoires qu'elle contrôle et veut venger les plus de 20 000 membres perdus dans les raids aériens occidentaux de la coalition. En outre, l'EI veut attiser la haine antimusulmans, en vue d'aliéner les musulmans européens du reste de la société européenne et d'amplifier son approvisionnement en recrues en Europe. De même, il veut semer la discorde au sein des communautés religieuses et des minorités européennes (le clivage entre sunnites et chiites et entre sunnites et alévis en sont deux exemples flagrants).

Les objectifs de l'EI et son utilisation du terrorisme ne sont pas nouveaux. Mais sa capacité à effectuer des attaques est nouvelle. Il est parvenu à soutenir ses opérations de terreur en Europe malgré de lourds bombardements subis depuis 2014, parce qu'il a su attirer des sous-ensembles relativement petits de plus de 5 000 Européens qui ont rejoint le combat en Syrie.

Le nombre exact de combattants européens qui ont reçu la formation de l'EI et sont retournés chez eux est encore inconnu. Abdelhamid Abaaoud, qui a mené les attaques de novembre 2015 à Paris, a prétendu qu'il était l'un des 90 terroristes entraînés par l'EI en Europe. L'EI a prétendument formé entre 400 et 600 combattants pour des « opérations externes » sous la forme de guérilla urbaine, de dispositifs explosifs improvisés (DEI), de surveillance, de contre-sécurité et de contrefaçon.

L'EI a jusqu'ici frappé la France et la Turquie le plus durement. La France a subi plus de 230 morts et environ 700 blessés, alors que la Turquie a subi plus de 220 morts et environ 900 blessés. Simultanément, la France et la Turquie sont chacune la source d'un nombre relativement élevé de militants étrangers qui combattent en Irak et en Syrie, avec une estimation de 700 Français et 500 Turcs combattant sous le drapeau de l'EI.

Alors pourquoi l'EI se concentre-t-il sur des attaques contre la France et la Turquie ? Les conclusions préliminaires de deux spécialistes montrent des réactions négatives envers la laïcité française (la tradition du sécularisme dans la vie publique et politique) parmi certains jeunes musulmans sunnites privés de droits civiques dans les pays de langue française. Selon cette étude, cette caractéristique facilite leur radicalisation et leur recrutement par des extrémistes.

Mais davantage de facteurs doivent être pris en compte. Par exemple, la politique étrangère française au XXIe siècle a reconnu de nombreuses doléances de la part du Moyen-Orient. La France s'est opposée à la guerre en Irak en 2003, elle est intervenue militairement contre le dictateur en Libye, a arrêté un crime potentiel contre l'humanité en mars 2011 et a sauvé une démocratie fragile au Mali, un pays à majorité musulmane, en 2013. Tant que ces politiques étaient perçues favorablement dans la majeure partie du Moyen-Orient, l'EI ainsi que leurs défenseurs et sympathisants voyaient les choses différemment.

La Turquie, pour sa part, a longtemps été un modèle alternatif attrayant pour d'autres pays à majorité musulmane. Jusqu'à ses derniers défis, la démocratie semblait réussir (même si quelquefois par intermittence) et la croissance économique avait atteint 9 % ces dernières années. Étant donné ses tendances occidentales, il n'est donc pas surprenant que l'EI ait consacré plusieurs numéros de sa revue officielle Dabiq à l'attaque du modèle turc et du président turc Recep Tayyip Erdoğan. Une première version de l'EI, l'État islamique en Irak, est censée avoir ordonné des attaques par véhicule piégé sur la Turquie dès le mois d'avril 2012.

L'Europe a besoin de ses démocraties pour s'unir autour d'une stratégie commune, pour se défendre contre de multiples défis envers sa sécurité. Les signes de division et de fragmentation, sans parler des tentatives sanglantes de coup d'État, rendent service à l'EI et à son objectif ouvertement déclaré qui consiste à « affaiblir la cohésion européenne ».

Même si la France et la Turquie se distinguent comme cibles de l'EI, elles ne sont pas les seules. Mais étant donné leurs positions partagées, leurs rapports bilatéraux sont particulièrement importants et les diplomates de chaque pays doivent s'efforcer de les consolider. Toute nouvelle tension ne fera que saper le potentiel de coopération stratégique. L'heure est au rassemblement.

© Project Syndicate, 2016.


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