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Nos Lecteurs ont la Parole - Nada BEJJANI RAAD

Douma et le genévrier

Ma sœur, ma compagne d'infortune, a dit : Es-tu heureuse là-bas ? Pour elle, tout départ est un exil et partir, c'est mourir un peu. Elle seule sait entretenir le feu, là-bas, de notre pays perdu. Chacun voit midi à sa porte et qu'importe si chaque jour que Dieu fait, s'abattent à douze heures sonnantes, à Dubrovnik, sur la place du marché, tous les pigeons de Dalmatie, et que nous ne sommes pas là pour les voir. Nous étions à Douma tous ensemble sous le toit de la grande maison. Dehors, au centre d'un bassin rond où les abeilles venaient boire, un jet d'eau chantait. Sur son bord, un bout de cannage en rotin : quelqu'un s'était préoccupé de tendre un perchoir à leurs pattes. Du balcon aux trois arcades, au-dessus du bassin, la vue sur la montagne inclinée, derrière le village de Kfour. Arrondie sur son bord comme la Grande Vague de Hokusai. Le soir, la lumière a baissé. Comme des moineaux, les enfants se sont éparpillés dans les chambres. Et mon père, presque centenaire, a dit : Passez-moi le jeu de cartes. Pendant qu'il remportait partie sur patrie, fusillant du regard celui qui le tançait par mégarde, ma mère a oublié que la nuit était venue.
Regarde, m'a dit mon frère, la Grande et la Petite Ourse, la Ceinture d'Orion et l'étoile du Berger, répétant les noms que ma mère, naguère, lui égrenait alors qu'il était encore petit. Pendant qu'au creux de la pénombre, avec le ciel, il tournoyait et que crépitaient sous nos fenêtres les dés du jeu de trictrac, un chant s'est élevé dans la nuit profonde. Du fond d'un vieux sofa, ma sœur, tout d'un coup, s'est mise à chanter :
Nassam 3alayna al-hawa
Min mafrak el-wadi
Ya hawa dakhli el-hawa
Khidni 3ala bladi.
Du balcon aux trois arcades, le village de Kfour scintillait au loin comme une constellation et dans ma chambre, surmontée d'un oculus en croix, une étoile est entrée. Au matin quand, dans l'oculus, l'étoile est devenue soleil, éclaboussant de blanc les murs de la maison, mon père, du bord de son fauteuil, a eu ces mots : Je crois que de nos escapades, celle-ci est la dernière. J'ai demandé à ma fille si, du pin, elle partageait la langue, du thym et du jasmin, du cèdre et de l'olivier. Elle dit : J'ai grandi à l'ombre d'un grand marronnier ; j'ai vu, des parterres de roses, le buis ciselé. Si, de la Seine, désormais, je connais tous les méandres, j'aime, de Phénicie, le genévrier. Et quand la vie me sera trop pesante, quand le jour, à mon tour, me sera lourd à porter, j'aimerais qu'on disperse mes cendres sur le sol où vous êtes nés.

Ma sœur, ma compagne d'infortune, a dit : Es-tu heureuse là-bas ? Pour elle, tout départ est un exil et partir, c'est mourir un peu. Elle seule sait entretenir le feu, là-bas, de notre pays perdu. Chacun voit midi à sa porte et qu'importe si chaque jour que Dieu fait, s'abattent à douze heures sonnantes, à Dubrovnik, sur la place du marché, tous les pigeons de Dalmatie, et que nous ne...

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