Rechercher
Rechercher

Nos Lecteurs ont la Parole - Dr Marcello MOLLICA

Souvenirs de guerre au Liban

Près de dix ans se sont maintenant écoulés, et je ressens encore de fortes et confuses émotions lorsque je me remémore la guerre de l'été 2006. J'ai pourtant essayé de replacer ces sentiments dans leur contexte par le biais d'articles académiques en les diluant par exemple dans le temps. J'ai vraiment pris conscience que les choses échappaient à mon contrôle, lorsque l'Aéroport international de Beyrouth fut bombardé et que mon épouse, qui avait réservé un vol pour me rejoindre à Tyr, m'annonça que « l'Unité de crise » du ministère italien des Affaires étrangères l'avait contactée pour l'informer de la situation au Liban. Mon statut de chercheur postdoctorant travaillant alors sur le martyrologe du Moyen-Orient n'avait jamais vraiment été pris en compte si on le compare à celui d'un employé de la Finul ou d'un membre des services secrets. Il est vrai que les gens ne comprenaient alors pas pourquoi un jeune chercheur italien pouvait, pour des raisons académiques, s'engouffrer dans un tel imbroglio.
Je me souviens aussi que quelque chose avait changé autour de moi lorsque l'on réalisa que mes deux téléphones cellulaires étaient surveillés par les Israéliens. Alors que j'étais le seul Italien resté coincé dans le Sud et sans aucune chance de rejoindre Beyrouth, l'ambassadeur d'Italie auprès des Nations unies à New York avait mentionné ma situation. L'information avait été immédiatement transmise au siège de la Finul à Naqoura, et ainsi à ses employés dans le sud du Liban. Je fus, dans tous les cas, le dernier Européen à sortir du Sud. En effet, avec tous les axes routiers détruits et l'aéroport bombardé, le seul moyen de sortir pour les non-Libanais était la voie maritime. Évidemment, mes étudiants de l'Université de Pise ne me croient pas lorsque je leur raconte aujourd'hui que tous ceux qui avaient été rapatriés avant moi l'avaient été via l'aéroport de Damas. Tout cela semble particulièrement ironique si l'on pense aux drames qui sont en train, pendant que j'écris, de crucifier ce beau pays qu'est la Syrie.
Les liens d'amitié avec les gens rencontrés pendant la guerre de 2006 restent très forts. J'ai notamment une pensée pour Issa Moussa, que je n'ai malheureusement pas revu, mais avec qui j'échange régulièrement. C'est Issa qui m'a expliqué la géographie et la topographie de la région de Alma el-Chaab et c'est grâce à lui que j'ai pu effectuer, en plein conflit, la première entrevue avec un ancien phalangiste. C'est à cette occasion que j'ai pu prendre connaissance de la situation de cette zone frontalière quand elle était sous occupation israélienne. Mais j'ai eu la chance de pouvoir revoir d'autres protagonistes à plusieurs reprises. Chadi Sayah, l'ancien vice-maire de Alma, en fait partie. Il était mon point de référence durant ces jours tragiques de 2006 et une forte amitié nous lie encore. Je n'oublierai jamais le regard pâle de Chadi lorsqu'il embrassa son épouse enceinte au milieu d'une petite foule qui l'applaudissait. Il revenait de Naqoura après avoir conduit, sous les bombardements, l'ambulance qui ramenait les blessés d'un missile israélien, celui-là même qui avait tué le professeur Hayat.
Je me souviens de mon ami melkite « abouna » Nadim Haddad, rencontré en Italie et qui m'avait conduit dans l'enclave chrétienne sur la frontière avec Israël. Mais je me souviens d'ailleurs de l'homme, avant le prêtre. Lorsque la paroisse maronite de Alma el-Chaab lui demanda d'accompagner les derniers rites des melkites victimes des attentats, lui, si terrifié, avait accepté. Il partit ainsi, sous les bombes et à la vue des hélicoptères israéliens qui surveillaient la zone, bénir les corps des malheureux dans un cimetière de Alma complètement déserté. Enfin, je me souviens de tous ceux qui ne sont plus. Ceux qui m'avaient beaucoup aidé durant ces quelques semaines. Et j'aurais tant d'autres choses à raconter. Car je me souviens à peu près de tous les événements qui se sont déroulés pendant ces longs jours sous les bombardements, y compris des dysfonctionnements de la Finul et des organisations internationales. Je me souviens des larmes et des actes de courage, de la rhétorique politique humiliante et de la marchandisation de la vie humaine, de mes craintes et de celles des miens en Italie qui, comme moi, avaient toujours vu la guerre comme quelque chose de flou et lointain.
Alors, si l'on me demandait aujourd'hui ce qui me reste, en dehors des liens d'amitié déjà évoqués, je dirais que toute cette expérience se traduit par un événement qui se manifeste de manière très personnelle. L'après-midi du jour de la fête du saint patron de Alma el-Chaab, abouna Nadim dit la messe dans l'obscurité. Dans cette cave, serrés dans une peur dictée par l'impuissance, il y avait des gréco-catholiques, des maronites, des protestants et moi, le seul d'un pays latin. L'après-midi même, une bombe a frappé la dalle qui séparait les premier et deuxième étages de l'église melkite de Alma. Pile sur le presbytère qui abritait des centaines de personnes déplacées. Dieu merci, seuls quelques blessés légers furent à déplorer. Si cette bombe avait frappé quelques centimètres plus bas, c'était le bain de sang. L'assemblée comptait ce jour-là bon nombre de femmes enceintes, pour la plupart des non-melkites qui se promirent alors de baptiser leur futur enfant du prénom de Élias si un fils leur était donné.
J'ai fait la même chose moi-même, quelques années plus tard, et je pense que c'est le meilleur souvenir de ce drame et de cette guerre. J'ai donné ce prénom à mon fils, qui a maintenant cinq ans, et qui, étrangement, m'a demandé il y a quelques jours la raison de ce prénom, si désuet pour un Italien. Je lui ai répondu que c'était une longue histoire et qu'un jour j'allais la lui raconter. Je crois qu'il s'agit là de la plus belle façon de se rappeler de tous ceux qui dans ce pays étaient moins chanceux que moi et qui n'ont pas survécu aux bombardements. Ce récit écrit me permettra également de lui expliquer pourquoi il a été baptisé par abouna Nadim et, finalement peut-être, pourra-t-il lui aussi, un jour, se rendre à Alma el-Chaab.

Dr Marcello MOLLICA
Université de Pise

Près de dix ans se sont maintenant écoulés, et je ressens encore de fortes et confuses émotions lorsque je me remémore la guerre de l'été 2006. J'ai pourtant essayé de replacer ces sentiments dans leur contexte par le biais d'articles académiques en les diluant par exemple dans le temps. J'ai vraiment pris conscience que les choses échappaient à mon contrôle, lorsque l'Aéroport...

commentaires (2)

TRES VRAI ET TRES EMOTIONNABLE... MERCI POUR CE RECIT QUI PEUT-ETRE, ON L,ESPERE, SERA COMPRIS !

LA LIBRE EXPRESSION

11 h 25, le 24 août 2016

Tous les commentaires

Commentaires (2)

  • TRES VRAI ET TRES EMOTIONNABLE... MERCI POUR CE RECIT QUI PEUT-ETRE, ON L,ESPERE, SERA COMPRIS !

    LA LIBRE EXPRESSION

    11 h 25, le 24 août 2016

  • Merci pour votre témoignage...

    lila

    07 h 40, le 24 août 2016

Retour en haut