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Liban - Hommage à Nadia el-Khoury

Le charme de la Malcontenta

Elle était ravissante, avec ses couleurs de Damascène aux yeux et cheveux gris miel, sa taille et ses mains de petite Chinoise, ses grands traits fins qui auraient servi de modèle idéal à un portrait de Matisse. Brillante, capricieuse, lucide, ambivalente, dotée d'un sens de l'humour grandiose, elle était prête à perdre un ami, une amie, pour un bon mot. Elle n'en avait pas moins du cœur, beaucoup, mais elle était assez cruelle, envers elle-même et envers les autres, pour ne le montrer qu'à ses heures. Elle avait un goût incomparable et tous les talents, hormis celui de ne pas s'en priver. Pour notre chance, elle fut contrainte d'en utiliser plus d'un. « Artisans », qu'elle reprit en main quelques années après le décès en 1975 de May el-Khoury qui l'avait créé et magnifiquement animé dans la fin des années soixante, continua d'être, grâce à son extrême inventivité, le lieu de vente et d'exposition le plus raffiné de la ville. La marque de Nadia était reconnaissable entre toutes. L'objet qu'elle choisissait ou fabriquait était le plus souvent mobile, aérien, rigoureusement fragile, mais aussi théâtral ; elle aimait l'exemplaire unique qui convoque le temps et montre, simultanément, comment il s'efface.

Sa maison idéale ? La villa palladienne dont elle chérissait également le nom : la Malcontenta. Nadia plaçait le rêve et l'enfance très au-dessus de la réalité qui, à elle seule, ne pouvait d'aucune manière la satisfaire. Elle n'aimait pas plus la redondance que la demi-mesure. Elle préférait l'envers bleu pâle d'un brocard à son endroit vert et noir. Elle aimait aussi les coups d'éclat : dans la beauté comme dans la vie. Le rouge, le bleu vif d'un tissu paysan ou d'une toile naïve cohabitaient à merveille, sous son œil, avec les tons vieillis d'un paravent dix-huitième ou d'un tapis décoloré. Elle portait le blanc aux nues, et elle avait un faible pour ce qui se rouille, se casse, se déchire : les matériaux extrêmement fragiles ou carrément bruts. Si bien que Pierre el-Khoury, son second mari, peina longtemps à la convaincre de la nécessité d'un fauteuil confortable où s'asseoir. Avec eux deux, l'esthétique a connu son heure de gloire au Liban. Elle aurait pu être peintre, ses rares toiles et dessins en témoignent. Et elle aurait pu être écrivain. Nos conversations durant quarante ans m'en donnent la conviction. Regardant avec elle une photo de son père, Nassouh Ayoubi, maire de Damas, du temps où elle était une enfant, j'avais dit : On dirait qu'il boude la vie. Non, avait-elle répliqué, il ne boudait pas la vie, il boudait les jours où il ne pouvait pas jouer.

Elle aussi, en un sens. À ceci près que son jeu n'était pas un paquet de cartes, mais la vie elle-même. Elle a payé d'une grande solitude et d'un grand courage ses audaces, ses erreurs, son culot. Elle se disait loin du roman russe et pourtant, elle connaissait par cœur Les Frères Karamazov, et je l'aurais mieux vue, quant à moi, dans une nouvelle de Tchekhov ou de Pouchkine que nulle part ailleurs. Son grand-père paternel, Khalil Ayoubi, était juge d'après la charia et son arrière-grand-père, du côté maternel, n'était rien moins que l'émir Abd el-Kader. Elle n'était pas croyante pour autant. C'était une femme libre, rebelle à ce que l'on attendait d'elle. Quelques jours avant sa mort, je lui avais demandé : si tu étais un morceau de la nature, que voudrais-tu être ? Elle avait répondu sans hésiter : un nuage. Ton principal défaut ? La mégalomanie. Ton oiseau préféré ? Le colibri, seul oiseau qui peut voler en arrière. Ton occupation préférée ? L'oisiveté. Le pays où tu aimerais vivre ? Le pays de cocagne. Ta devise ?

(Transi de douleur, l'oiseau rit.) Rire, au mépris de la douleur... C'est ce à quoi elle s'est appliquée jusqu'à la dernière minute. Il est vrai qu'elle supportait mieux de dire la vérité que de se l'entendre dire. Elle n'en était pas moins capable de se la dire sans ménagement. La dernière fois que je l'ai vue, elle m'a confié paisiblement ceci : « Je suis contente de mourir, parce qu'ils sont tous réunis. » Ils, c'étaient sa fille, son fils, sa petite-fille, son frère, son cousin. La beauté, « ce dernier écran avant la mort », l'a accompagnée, comme son ombre, de bout en bout. Elle avait un charme fou, au sens propre du terme. Inoubliable.

 

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