Rechercher
Rechercher

Moyen Orient et Monde

La nausée russe

Par Andrei PIONTKOVSKY

Andrei Piontkovsky est un analyste politique russe et membre du conseil politique de Solidarnost United Democratic Movement.

La succession historique de régimes autoritaires en Russie révèle une constante dans leur évolution : leur chute n’est provoquée ni par des pressions extérieures ni par des insurrections domestiques. Au contraire, ils semblent s’effondrer par eux-mêmes suite à une étrange maladie interne : la combinaison d’un dégoût croissant des élites pour elles-mêmes et d’une prise de conscience de l’épuisement du régime. Cette maladie ressemble à une version politique de la nausée existentielle de Jean-Paul Sartre. Elle a provoqué à la fois la révolution bolchevique de 1917 et la fin de l’Union soviétique avec la Perestroika de Mikhail Gorbachev.
Aujourd’hui, le régime du Premier ministre Vladimir Poutine est atteint de la même maladie terminale, malgré – ou à cause de – le mur politique apparemment imperméable qu’il a passé des années à construire autour de soi. Le simulacre construit par Poutine d’un grand régime idéologique ne pouvait tout simplement pas éviter ce destin. L’image « héroïque » et les « hauts faits » du leader sont à présent blasphémés quotidiennement. De plus, ces agressions verbales ne se limitent plus à quelques voix marginales de l’opposition ; elles pénètrent à présent les médias principaux.
Deux événements ont fortement précipité l’effondrement de la confiance dans le régime de Poutine, que ce soit au sein de « l’élite » ou des Russes ordinaires.
D’abord, en septembre, lors du congrès de leur parti politique Russie unie, Poutine et le « président » Dmitri Medvedev ont formalisé ce que tout le monde avait anticipé : l’intention de Poutine de retourner à la présidence en mars – et ainsi devenir une sorte de dictateur à vie en Russie. Sa quête du règne éternel n’est pas tant liée à une soif du pouvoir qu’à la peur de se voir un jour jugé pour ses actes.
Le deuxième coup fatal porté au prestige de Poutine est venu des niveaux de fraude record enregistrés lors des élections parlementaires en décembre. Selon des observateurs fiables, comme les ONG de surveillance des élections Golos (La Voix) et Citizens’ Watch, les achats de voix en faveur de Russie unie ont résulté en un avantage estimé à 15-20 % pour ce qui est maintenant généralement appelé le parti des « escrocs et voleurs ». De plus, la supercherie a commencé bien avant le jour des élections : neuf partis de l’opposition furent empêchés de tout simplement apparaître sur les listes.
Ces deux événements ont rendu le régime de Poutine non seulement illégitime, mais aussi ridicule. Même si le régime « gagne » formellement les élections présidentielles du 4 mars, les dés sont déjà jetés.
Ce qui se passe aujourd’hui en Russie fait partie d’un phénomène global. Bien que Poutine fasse tout pour isoler la Russie et ses environs postsoviétiques immédiats, les tendances antiautoritaristes des régions proches (comme au Moyen-Orient) sont en train de s’infiltrer.
Les électeurs russes, l’establishment et les intellectuels ont compris que le poutinisme a déjà perdu. Ce n’est plus aujourd’hui qu’une question de temps pour que les événements traduisent cette défaite en réalité politique. En outre, après la chute de Poutine, les leaders des autres régimes postsoviétiques autoritaires – depuis Alexander Lukashenko en Biélorussie jusqu’à Nursultan Nazarbayev au Kazakhstan, en passant par le Poutine en puissance d’Ukraine, Viktor Yanukovich – ne garderont pas le pouvoir très longtemps.
En fait, les régimes autoritaires étaient déjà en voie de disparition dans l’ancienne Union soviétique, mais la crise économique globale a interrompu le processus. La Géorgie fut la première à évincer ses apparatchiks communistes. L’Ukraine a suivi ensuite mais, suite à des dissensions internes, aux pressions du Kremlin et à l’indifférence de l’Union européenne, la révolution orange s’est révélée incapable de tenir ses promesses démocratiques. Aujourd’hui, Yanukovich tente de revenir sur les avancées démocratiques du pays, sans grand succès malgré l’emprisonnement de nombreux leaders de l’opposition.
En Moldavie, une véritable transition démocratique est en place depuis quelques années. Au Kazakhstan également, les grondements à l’encontre de la présidence à vie de Nazarbayev se font entendre de plus en plus distinctement. Même la population de la minuscule région de l’Ossétie du Sud, que le Kremlin a annexée suite à sa guerre contre la Géorgie en 2008, s’oppose aux marionnettes locales du régime de Poutine.
Au pays, la désapprobation massive de l’administration corrompue de Poutine est rapidement en train de se transformer en mépris ouvertement exprimé. Ce qui a commencé il y a seulement quelques mois comme une attitude de protestation est rapidement devenu une norme sociale.
Mettre un terme aux protestations est maintenant presque impossible. Si Poutine déclenche son appareil coercitif bien huilé, il aura joué sa dernière carte. Tout recours à la force en vue de faire taire les manifestations finirait d’enlever toute légitimité au régime.
« Nous comprenons tous », m’a récemment confié l’un des idéologues du Kremlin les plus influents, « mais nous ne pouvons en sortir. Ils finiront par nous renverser. Nous devons donc continuer à courir comme des écureuils en cage. Pour combien de temps ? Tant que nous en avons la force... »
Les personnes qui mettent en garde contre le fait que la chute du gouvernement actuel représentera un saut dans l’inconnu ont raison. Mais ils se trompent lorsqu’ils pensent que préserver ce gouvernement est moins risqué. La Russie doit se débarrasser, une fois pour toutes, de la corruption systémique de Poutine, sous peine de se retrouver rongée par cette dernière.

Traduit de l’anglais par Timothée Demont
© Project Syndicate, 2012.
La succession historique de régimes autoritaires en Russie révèle une constante dans leur évolution : leur chute n’est provoquée ni par des pressions extérieures ni par des insurrections domestiques. Au contraire, ils semblent s’effondrer par eux-mêmes suite à une étrange maladie interne : la combinaison d’un dégoût croissant des élites pour elles-mêmes et d’une...

commentaires (0)

Commentaires (0)

Retour en haut