Fumisteries

Trente-cinquième semaine de 2012.
Il n’y a rien à dire et il faut s’en féliciter largement. Sans discuter. Le crier sur tous les toits. Espérer que CNN, la BBC ou Le Courrier international en fassent leurs gros titres. Le Liban entre enfin, avec tambour et trompette, dans la catégorie dorée des pays dits civilisés. Il entre dans la modernité, dans un IIIe millénaire sans cancers pulmonaires, ni sinusites, ni factures exorbitantes de teinturier. Le Liban vient de promulguer sa loi 174, la loi antitabac, aussi mal foutue et ambiguë soit-elle. Quel bonheur : un exécutif et un législatif qui travaillent enfin d’arrache-pied pour la santé et le bien-être des Libanais et de ces millions de touristes qui ne manqueront pas d’atterrir encore plus nombreux à l’aéroport Rafic Hariri. Quel choix judicieux : cette 174 était une loi sûrement bien plus importante, bien plus urgente que tout le reste. Pensez donc – pêle-mêle : légiférer sur les armes illégales, les îlots de sécurité, les rapts d’étrangers... ; s’occuper de la politique énergétique du Liban ; refaire une loi sur la sécurité routière et, cette fois, l’appliquer, pour diminuer le nombre de morts de la route ; sanctionner les violences conjugales ; autoriser les femmes à avorter ; dépénaliser l’homosexualité et ses tests aux œufs ; s’occuper d’un troisième âge totalement laissé à l’abandon ; plancher sur l’environnement et sur l’urbanisme ; interdire la censure, tout cela et bien d’autres points encore restent somme toute des points bien secondaires. Qu’elles crèvent, ces saloperies de bouffées de nicotine expirées dans le verre de whiskey dans les bars de la ville ; qu’elles crèvent, ces pommes miellées noyées dans les narguilés et une partie de backgammon dans les petits cafés ; qu’ils crèvent, ces cigares ostentatoirement tétés entre un carpaccio de thon et un falafel, ou ces pipes amoureusement coincées entre deux lèvres : ces débiles d’épicuriens n’ont qu’à le faire chez eux. Ou dehors. Comme des voleurs ou des couples illégitimes dans les toilettes des bars. Et tant mieux pour les caisses de ce Trésor : incapable d’encaisser la totalité des factures d’électricité ou d’eau, ou d’asséner des PV aux conducteurs un peu fous ou absolument criminels, l’État, ce délicieux, même pourri ectoplasme d’État va se jeter comme la misère sur le peuple sur les fumeurs et tous ceux qui cautionnent ce vice immonde, cette dégénérescence ultime. Tant mieux aussi pour ces zélotes et consciencieux fonctionnaires qui s’en iront sur le terrain à la chasse aux vicieux et dont la grande majorité, bien sûr, sera incorruptible, ou ne prendra pas le risque d’être lynchée par ces délicieux non fumeurs déjà conquérants, déjà Zorro, déjà Torquemada, déjà mouchards, mais dont on imagine aisément la délivrance et que, bons perdants, l’on salue. Seul petit problème : ces hunters du civisme n’iront évidemment que dans les zones où la loi s’impose à tous. Dans les mini-États du Hezbollah ou les micros-États des Moqdad et autres tribus, ils seront au mieux kidnappés, au pire pendus sur la place du village.

P.-S.: Les législateurs libanais ont bien fait de ne pas interdire et sanctionner d’une amende éléphantesque ce sport national qu’est le brûlage de pneus à l’air libre : cela est évidemment infiniment moins dangereux pour les bronches et pour le progrès des civilisations que la consommation publique de cigarettes et autres produits nicotinés. Et tellement plus... libanais.