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Liban - Mémoire

Lancement du site « Badna naaref » : les jeunes se réapproprient le passé de la guerre

Initié depuis un an, le projet « Badna naaref » amorce un dialogue entre générations sur le vécu de guerre. Sensibilisés à la souffrance humaine, qui transcende les appartenances, les jeunes découvrent un passé, dont ils deviendront les manieurs.

La page d'accueil de Badna naaref.

Les jeunes sont incapables de se résigner au choix des générations de la guerre, de rayer leur passé, de l’enfouir dans les fosses de la coexistence fuyante, du pardon factice. Parce que ce passé ressort plus fort qu’avant, dissimulé dans une violence latente, une peur pernicieuse où rien n’est plus discernable. Ni l’appartenance, ni la foi, ni les idées. Et dans ce chaos, c’est l’idéologie absolutiste et l’émotion ravageuse qui risquent de s’emparer de manière précoce des jeunes esprits.

 

C’est à ce niveau qu’intervient le projet « Badna naaref » (« nous voulons savoir »), qui vise à initier un dialogue entre civilisations sur le vécu de la guerre. « Les jeunes assument un rôle actif dans le travail de mémoire, le rôle visant à la déterrer et la recomposer pour pouvoir construire leur identité », affirme Lynn Maalouf, ancienne directrice de l’ICTJ (Centre international de la justice transitionnelle). L’ICTJ encadre, avec d’autres, ce projet, dont la première partie vient d’être clôturée par le lancement du site www.badnanaaref.org.

« Abattre le silence »
Rappelons que des élèves de seconde et de première d’une douzaine d’écoles du Grand Beyrouth devaient effectuer cinq interviews enregistrées avec des personnes de leur entourage ayant connu la guerre (voir L’Orient-Le Jour du 13 avril 2011). Les enjeux de ce projet étaient multiples : sensibiliser les jeunes à la perversité de la violence ; abattre le mur du silence alors que leurs aïeuls tentent de taire les ignominies de la guerre ; nanifier les événements politiques et valoriser le quotidien de persévérance, proprement humain, qui prouve la ténacité de la vie et sa fascinante simplicité.


Près d’un an plus tard, 110 interviews ont été recueillies, et leur teneur est disponible sur le site lancé, première concrétisation du projet dont il porte le nom. Ces entretiens inédits, où se purgent les craintes des jeunes et les douleurs muettes de leurs interlocuteurs, sont publiés en partie sur le site. Leur contenu intégral est archivé dans les locaux de l’association UMAM pour la documentation et la recherche et au Centre d’études du monde arabe moderne Cemam (unité mémoire) de l’USJ, qui sont les deux autres partenaires du projet.

« La guerre, c’est quand ils ligotaient les jeunes... »
Servant d’histoire orale, où la parole est donnée aux récits individuels, souvent piétinées par le vacarme de l’histoire, ces archives éclairent des bribes de la mémoire émiettée, qui touchent directement aux rapports humains. C’est ce que révèlent certains passages de ces témoignages sur la guerre de 1975, recueillis par les élèves : « On s’est accoutumé à la guerre. On célébrait les fêtes normalement et on s’en réjouissait, c’est-à-dire dans la mesure du possible » ; « On n’a jamais été à cours de nourriture. Beaucoup pensaient à faire des réserves, mais par quels moyens quand les coupures de courant sont tellement fréquentes ? Autant recourir aux boîtes de conserve » ; « La guerre, c’est quand ils ligotaient les jambes des jeunes, les traînaient dans les “range” et leurs cervelles s’effritaient par terre »...

Une maturation progressive
Quel effet ces récits ont-ils produit chez les élèves ?
D’abord, l’apaisement de ceux qui brisent un tabou, le calme d’une curiosité assouvie, une part de liberté recouvrée. « Mon grand-père et ma tante ont péri durant la guerre, et personne ne m’avait jusque-là conté leur histoire. Aujourd’hui, je la connais enfin, j’ai vécu le moment et j’ai pleuré avec le proche qui me l’a racontée », confie Abbas Beydoun de l’école Aamliyeh. Sa camarade de classe, Stéphanie Mrad, explique, avec l’enthousiasme d’une élève assidue, que le projet lui a appris d’abord à « mieux comprendre l’autre, à respecter ses émotions ». Pour elle, le meilleur moyen de traiter avec le passé est « d’oublier, pour aboutir au véritable pardon, et avancer ».


Priée de commenter ces conclusions, Mme Maalouf estime que « le pardon est un choix à faire ou à ne pas faire. L’important est que ce soit justement un choix, non une décision politique imposée, comme c’est le cas au Liban ». D’ailleurs, cette contrainte qui se greffe sur la volonté d’explorer le passé, particulièrement vivace chez les jeunes, provient d’abord de l’entourage familial immédiat.

Nuances et défi
Ainsi, le jeune Hassan Safsouf (l’école publique de Ras Nabeh), au regard grave et averti, semble imprégné par une approche quelque peu hostile à l’autre. Ce n’est pas avec ses parents qu’il a décidé de mener ses interviews, mais « avec des amis de la famille et des voisins ». Toutefois, cette exploration du passé en dehors du cercle restreint des préceptes inculqués lui a permis de se construire, petit à petit, sa propre compréhension de la guerre. Il commence à comprendre déjà que « ce n’est pas parce que je défends une partie qu’elle a forcément raison ». Toutefois, il n’a pas encore partagé cette pensée avec ses parents...


Mounira Wehbé, son enseignante de sociologie, prévient « des fortes tensions politiques que je ressens en classe ». Mue par un réalisme sans lassitude, elle estime que « l’acceptation de l’autre nécessite un travail en profondeur, et la répétition de projets similaires ». En attendant, elle s’efforce de nourrir l’ouverture vers l’autre à travers de petits travaux qu’elle propose à ses élèves, comme celui d’exposer l’historique d’un parti politique qui s’oppose à leurs affinités.


Comme elle, Souad Mokdad, enseignante à l’école Aamliyeh, rappelle que « notre but est d’unir, au-delà des tiraillements ». Ce travail devrait se baser sur une approche pragmatique, qui ne s’enlise pas dans l’utopie de la réconciliation. Celle-ci est « un long processus, dont la finalité n’est jamais certaine », selon Lynn Maalouf, qui précise que « l’on ne peut clamer un travail de réconciliation tant que la vérité est enterrée ». Le projet aura toutefois dégagé une certitude saillante, clairement exprimée par la nouvelle directrice d’ICTJ, Carmen Abou Jaoudé, qui prend la relève du projet : « Les élèves ont pris conscience que la souffrance est le seul synonyme de la guerre. »

La danse de « l’éveil »
C’est cet « éveil à la réalité » que souligne aussi Liliane Kfouri, responsable du Cemam. « Les jeunes participants ont besoin d’en faire encore », ajoute-t-elle. Leur enthousiasme sera canalisé à travers la poursuite du projet, mais également l’ouverture à d’autres initiatives qui versent dans le travail de mémoire. Ainsi, Mme Abou Jaoudé fait état d’une collaboration en cours avec le ministère de l’Éducation, pour véhiculer les résultats du projet, ou encore avec l’association Act for the disappeared, qui a initié un projet similaire centré sur les disparus, et qui fait intervenir des jeunes universitaires, parmi lesquels des Palestiniens.


Les jeunes sont désormais les manieurs du passé. Lors de la cérémonie de lancement du site « Badna naaref » dans le hangar de UMAM en banlieue sud, le bus de Aïn el-Remmaneh, récupéré par UMAM, semblait amuser les jeunes élèves qui pivotaient autour de la carcasse rouillée, certains allant jusqu’à jouer au chauffeur et aux passagers. « Les jeunes ont fait une déclaration claire, qui les distinguent individuellement, celle d’avoir affronté le passé », estime Marie-Claude Souhaid, de l’association UMAM. Boris Richard, conseiller à l’ambassade de Suisse, qui finance, avec la Délégation de l’Union européenne, le projet « Badna naaref », conclut : « C’est aux jeunes désormais de s’approprier le site Web, de le redécouvrir, le développer, le placer au cœur d’un débat constant ! »


À la fin de la cérémonie de lancement de ce site, la musique engagée de Zeid Hamdan anime le hangar. Livrés à la cadence, les adolescents se défoulent naturellement, tandis que les adultes, activistes, enseignants et diplomates dégustent le moment présent, où rejaillissent les doux effluves du passé. La danse mime toute la vigueur d’une jeunesse érodée par la guerre, qui insuffle à une autre, encore fraîche, les moyens de surmonter la précarité de sa condition...

 

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commentaires (1)

Cette initiative salutaire devrait faire l'unanimité et être soutenue massivement. Entre autre mérites, elle aura celui de régler le problème du livre d'histoire qui nous empoisonne depuis des lustres, mais à condition de s'afficher résolument et férocement apolitique pour s'éviter de tourner très vite en eau de boudin.

Paul-René Safa

02 h 07, le 16 mars 2012

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Commentaires (1)

  • Cette initiative salutaire devrait faire l'unanimité et être soutenue massivement. Entre autre mérites, elle aura celui de régler le problème du livre d'histoire qui nous empoisonne depuis des lustres, mais à condition de s'afficher résolument et férocement apolitique pour s'éviter de tourner très vite en eau de boudin.

    Paul-René Safa

    02 h 07, le 16 mars 2012

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