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Moyen Orient et Monde - Reportage

Brise de liberté et effluves du passé en Égypte

Une personne qui sortirait d'une longue dépression. Heureuse, fière et décidée à en découdre avec le passé. Étonnée par un potentiel qu'elle ne se connaissait pas. Une personne qui aurait peur de la rechute mais aussi de toutes les inconnues devant elle. Voilà le diagnostic de l'Égypte actuelle.
Assis sur le trottoir, il tenait entre ses mains une portion de kochari. Au-dessus de sa tête trônait un immense portrait de Nasser, tendu sur le balcon du siège du parti nassérien. Il s'est levé, s'est avancé vers moi et m'a offert un peu de son repas, peut-être le seul de la journée. « Tu crois que je vais trouver du travail après cela ! » s'est-il exclamé. Quand nous nous sommes rencontrés, Hosni Moubarak était toujours président.
Venu de Kafr al-Cheikh, région du delta du Nil, ce frêle jeune homme s'était rendu sur la place Tahrir dès le 25 janvier, premier jour du mouvement de contestation. Il n'avait rien, sauf les vêtements qu'il portait sur le dos et des sandales en plastique qui laissaient paraître ses pieds noirs de poussière. Chétif, il disait avoir 25 ans. Il en paraissait 40. Il avait quitté la maison familiale depuis longtemps, son père, avec des filles à marier, ne pouvant plus l'aider. De ses yeux verts filtrait une candeur enfantine, un mélange de curiosité, de peur, d'espoir et de tristesse.
Depuis ce jour où je l'ai rencontré, de l'eau a coulé sous les ponts du Caire. Tahrir a résisté et Moubarak est parti. Et lui ? Où est-il ? Que lui est-il arrivé ? Est-il seulement encore vivant ?
Questions sans réponses.
Aujourd'hui, l'Égypte tout entière n'a pas de réponses, encore moins de certitudes. Sauf celle que le pays ne sera plus comme avant le 25 janvier et qu'il est désormais permis de rêver et d'espérer.
La place Tahrir a repris son rythme normal d'embouteillages chaotiques, mais elle n'est plus la même. Les Égyptiens non plus. Le frêle jeune homme de la place Tahrir n'est, lui aussi, certainement plus tout à fait le même, même s'il doit encore chercher du travail.
La place Tahrir est devenue une sorte de mausolée couvert de drapeaux. La police militaire régule la circulation et empêche les visiteurs de s'attarder trop longtemps. « C'est interdit de s'arrêter ici, circulez ! » lancent les agents sans trop convaincre. Les chars sont pris d'assaut par les passants qui se bousculent pour prendre une photo souvenir. D'où la blague du moment : le Conseil suprême de l'armée a décidé que le couvre-feu ne serait pas levé tant que les Égyptiens ne se seront pas tous pris en photo devant les chars. Un chauffeur de taxi ironise sur ce musée militaire à ciel ouvert. « Mais il ne faut pas trop laisser traîner les choses car il y a Israël à côté », ajoute-t-il sur un ton plus sérieux.
Dans la rue, dans les cafés, partout on ne parle que de la révolution. Souvent, les discussions s'achèvent sur un « rabbena youstour », « que Dieu nous préserve ».
Am Gamal, éboueur, ne s'inquiète pas trop, il se dit même optimiste. À la retraite depuis deux ans, il revient tous les matins dans le quartier où il travaillait. Muni de son balai, il continue de faire ce qu'il a fait toute sa vie. Les habitants du quartier, qui le connaissent tous, le sollicitent pour des petits travaux. Une manière de l'aider. « C'est comme cela que je m'en sors un peu. Avec ma retraite de 300 LE, je ne peux rien faire et j'ai cinq enfants qui font des études... On n'arrive plus à vivre, il fallait que ça change ! » dit-il avec un large sourire édenté.
Près du café Groppy, dans le centre-ville, une jeune fille s'obstine à balayer le sable amené par la tempête qui balaie Le Caire. Partout, des initiatives citoyennes fleurissent. « J'ai appelé mon ancienne école et je lui ai proposé des cercles de discussion avec les élèves, explique Malak, sociologue. Comme la rentrée a été encore une fois reportée d'une semaine, je vais discuter avec les professeurs de la révolution et de ses enjeux pour dissiper leurs craintes et les inciter à en parler avec leurs élèves. » Une habitante de Zamalek, qui, pendant la révolution, participait la nuit aux comités populaires chargés de surveiller le quartier, va se joindre, la semaine prochaine, à une opération de nettoyage des rues de son quartier. « Cette révolution nous a tous changés », dit-elle.
Les Égyptiens ont respiré l'air libérateur de la place Tahrir. Aujourd'hui, ils se sentent responsables du pays. « J'étais dans le métro, et soudain une fille qui palabrait avec ses amies se leva timidement et prit la parole pour dire : aujourd'hui, nous ne devons plus jeter de papiers par terre, nous devons nettoyer nos rues, nous ne devons plus nous bousculer pour monter dans le métro. Une femme voilée lui a rétorqué : nous devons aussi réciter la prière de la montée dans un moyen de transport. Alors la fille, chrétienne, lui a répondu : soit, pas de problème ! Et tout le métro l'a saluée pour son intervention », raconte Imane, professeur de français.

Syndrome de Stockholm
Une révolution est un temps paradoxal, une mort, une naissance et une nouvelle gestation. « Souvent, je ne sais pas sur quel pied danser. Un moment, je suis avec les revendications des grévistes, puis j'ai peur que le pays soit mis à genoux. Je suis avec l'actuel gouvernement, puis, en suivant les affaires de corruption, je me dis que non, il nous faut un autre gouvernement. Nous sommes contents du changement, nous avons aussi peur d'un basculement malheureux », explique Zeinab, propriétaire d'une pharmacie.  Non loin de la pharmacie, Abdou, le vendeur de journaux, s'enfonce dans son kiosque pour se protéger du vent de sable, mais aussi, semble-t-il, pour se protéger des vents du changement. Ce licencié en droit de 32 ans, au visage garni d'une grosse barbe hirsute, s'explique : « C'est vrai, je suis diplômé et je vends des journaux. Mais je suis contre ceux de Tahrir. Dieu nous a recommandé d'obéir à nos dirigeants, car la désobéissance entraîne la fitna et c'est ce que nous vivons aujourd'hui. Tout le monde veut régler des comptes avec tout le monde ! » Fervent croyant, il est cependant contre les Frères musulmans. « Ils utilisent la religion à des fins politiques. Tout ce qu'ils veulent, c'est le pouvoir », dit-il. Pour lui, l'essentiel est la sécurité : « Avant, au moins, on avait cela ! » Aux questions de justice, de lutte contre l'oppression, il rétorque qu' « il y a des moyens plus sereins d'inciter le président à revenir sur la bonne voie. Et puis tout dictateur a une fin qui est la mort. Mais même dans ma famille, nous avons des avis divergents. Mon frère, par exemple, est pour la révolution ! » Il y a aussi ceux pour qui l'ex-président est un père qui a droit au respect. Ceux-là envisagent d'organiser une manifestation aujourd'hui pour honorer Moubarak. « C'est une insulte à leurs mères que de dire que Moubarak est leur père », lance une cinéaste. On les qualifie de personnes souffrant du syndrome de Stockholm, dont la définition « phénomène psychique caractérisé par un sentiment de confiance, parfois même de sympathie, que développe une victime de prise d'otages envers ses ravisseurs » s'étale dans les colonnes des journaux et sur Facebook.
« Moubarak est parti, mais le régime est toujours là ! Ses relais médiatiques fonctionnent toujours et ils ont osé faire passer les policiers pour des victimes. Et ces gens qui ont peur de tout perdre et qui continuent à utiliser l'argument de la main étrangère derrière la révolution », s'insurge un universitaire venu exprès de l'étranger pour se joindre à la contestation de Tahrir. Et d'ajouter : « Le plus gros reste à faire. »
Assis sur le trottoir, il tenait entre ses mains une portion de kochari. Au-dessus de sa tête trônait un immense portrait de Nasser, tendu sur le balcon du siège du parti nassérien. Il s'est levé, s'est avancé vers moi et m'a offert un peu de son repas, peut-être le seul de la journée. « Tu crois que je vais trouver du travail après cela ! » s'est-il exclamé. Quand nous nous sommes...

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